Résumé:

Cette génération est celle des années 1850 à 1870.

Suivant notre comptage, cette génération est la génération 139 associée au psaume 139. C’est dans ce psaume 139 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.

Cette génération est une génération charnière entre l’espoir laissé par le mouvement des lumières et la naissance d’un antisémitisme racial qui enflera jusqu’au drame du vingtième siècle.

Pourtant cette génération commence bien, puisque s’y poursuit « la lente émancipation des Juifs européens ».

De même « l’essor des métropoles » permet aux juifs de jouer un rôle économique et intellectuel de premier ordre.

« La situation des Juifs dans le monde » évolue plutôt dans le bon sens que ce soit sur l’ancien ou le nouveau continent.

D’autant plus que le mouvement des lumières a progressivement permis le fort « Affaiblissement de l’antisémitisme religieux » qui a de moins en moins de prise.

Mais tous ces points positifs pour les Juifs sont largement contrecarrés par « l’Émergence de l’antisémitisme racial ».

Celui-ci est largement alimenté par les sciences qui mettent en avant le concept de races appliqué aux hommes.

« De Malthus à Darwin », les bases d’une nouvelle vision de l’humanité apparaît.

Pour cela les théories de Darwin sont dévoyées pour jeter les bases du « Darwinisme social ».

Celui-ci facilite la naissance du « mythe aryen ».

C’est bien à la gestation des « ismes » (nationalismes, communisme, nazisme …) du vingtième siècle que l’on assiste à cette génération, « ismes » dont on sait quelles en seront les conséquences pour les juifs au vingtième siècle.

Parmi ces « ismes », l’antisémitisme largement alimenté à cette génération par les intellectuels allemands.

Développement:

La lente émancipation des Juifs

Cette génération est enclose entre les révolutions de 1848 et le premier conflit entre la France et La Prusse de 1870, auquel succéderont les deux guerres mondiales.

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Cette génération est pour la France celle du Second Empire qui met au pouvoir (Empereur en 1852) Napoléon III après le coup d’État du 2 décembre 1851. Bien que décrié, celui-ci fait entrer la France dans l’ère industrielle entraînant un fort essor économique. Les Juifs de France profitent pleinement de l’essor économique et industriel du Second Empire et bénéficient encore pleinement des effets de l’émancipation.

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Suite à l’échec des révolutions de 1848, la Prusse réussit à unifier une partie des états allemands au détriment de l’Autriche, l’unité allemande est complétée par Bismarck à la fin de cette génération qui la scellera via le conflit avec le France en 1870.

L’émancipation des Juifs obtenue depuis 1791 en France met du temps à être obtenue dans la sphère allemande. En Allemagne elle sera un des conséquences de la réunification allemande initialisée par Bismarck, l’émancipation est décidée en 1867 et est effectivement accomplie en 1871. Dans l’empire Austro-Hongrois, elle est acquise en 1867, en conséquence des crises subies par l’empire des Habsbourg entre 1848 et 1866, en particulier les défaites contre les Français à Magenta et Solferino (juin 1859) qui poussent l’empereur d’Autriche à plus de libéralisme.

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La lenteur de l’émancipation des Juifs dans la sphère allemande génère à cette génération une deuxième vague d’immigration aux États-Unis en provenance de l’Europe principalement depuis l’Allemagne.

L’essor des métropoles

Que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, l’essor industriel et économique accélère l’attraction des grandes villes, cette génération voit l’éclosion des métropoles. Dans la seconde moitié de ce siècle les populations de villes américaines comme Chicago ou Détroit ou des villes européennes comme Paris, Londres, Vienne ou Berlin voient leur population s’accroître sensiblement.

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Ces villes sont remodelées par de nouvelles règles d’urbanisme ou par les nécessités du modernisme telles celles liées aux transports ou aux commodités nouvelles. Ces métropoles, dont l’accès se facilite, sont alors des forces d’attraction assez puissantes pour les Juifs qui s’y établissent et démultiplient leur présence.

C’est également pour ces communautés juives renouvelées une chance de réussite économique et d’une intégration plus voyante à l’image de la construction de prestigieuses et imposantes synagogues[1] : la synagogue d’Oranienburgstrasse à Berlin (achevée vers 1865), celle de la Victoire (achevée en 1875) à Paris, celle de la rue Dohany à Pest (achevée en 1859, Pest avec Buda seront fusionnés en 1873 en Budapest).

La situation des Juifs dans le monde

Depuis l’absorption d’une partie de la Pologne, la communauté Juive de Russie est un des plus importantes d’Europe, elle subit encore à cette génération de nombreuses brimades et vexations de la part du pouvoir, l’antisémitisme du peuple russe se traduit par de nombreuses affaires fictives de meurtres rituels.

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Le règne d’Alexandre II ne modifie pas la situation des Juifs de Russie : le libéralisme des années 1855 à 1865 qui vise également l’amélioration de la situation des Juifs en Russie est malheureusement suivi par une période de réaction entre 1865 et 1881 qui remet les Juifs dans une situation difficile.

L’unité italienne permet l’émancipation progressive des Juifs italiens, cette unité est achevée en 1870 lorsque Emmanuel II conquiert Rome.

La guerre de sécession aux États-Unis a pour conséquence la naissance d’un pays puissant qui deviendra bientôt la première puissance mondiale sur les plans militaire et économique.

L’Angleterre qui se focalise sur son expansion économique en particulier avec ses visées en Inde et en Chine, évite l’affrontement avec la Prusse dans la guerre des duchés (1863-1864). Pour nombre[2] d’historiens, le déclin de l’Angleterre débute avec la guerre des Duchés: en renonçant à maintenir l’équilibre des puissances sur le continent, l’Angleterre consacre la suprématie de la Prusse, qui se confirme en 1871 avec la victoire sur la France.

Pour les Juifs anglais, un premier Bill en 1845 leur accorde l’émancipation qui est étendue au cadre politique en 1858.

L’émancipation n’est pas d’actualité dans toute l’Europe en particulier dans les anciens territoires concédés par l’empire ottoman, les juifs subissent encore brimades et exactions et pogroms, comme en Roumanie, en Grèce ou en Serbie.

Par contre au Maghreb, l’influence française amène l’émancipation en Algérie, où les Juifs deviennent citoyens français à part entière en 1870.

C’est également[3] la réaction française à l’affaire Batto Sfez en 1856 (exécuté pour blasphème) qui permet aux Juifs de Tunisie de s’émanciper progressivement. Ils avaient déjà bénéficié de l’attitude tolérante d’Ahmed Bey (1837-1855) en amont de cette affaire.

Son successeur Mohammed Bey (1855-1859) n’est pas insensible aux pressions françaises ; il proclame en 1857, le Pacte fondamental, garantissant formellement une complète sécurité à tous les sujets de ses États, quelle que soient leur religion, leur nationalité ou leur race, et affirmant l’égalité devant la loi du musulman et du non-musulman.

C’est ainsi que mes arrières ou arrières arrières grands-parents en Tunisie purent profiter de cette émancipation initialisant quelques décennies de relations fraternelles inter-communautaires avant l’exil des Juifs de Tunisie entamé à la fin des années 1950.

En Palestine[4], la présence juive se confirme et est facilitée par l’influence française.

Globalement, cette génération semble clore une longue période noire pour les Juifs.

La nuit semble achevée, c’est d’ailleurs à cette génération qu’Henri Graetz rédige et publie sa monumentale histoire des Juifs dont nous reprenons de nombreux extraits pour l’illustration de certains psaumes. Cette œuvre se veut l’inventaire des malheurs passés du peuple Juif ce qui trahit l’espoir chez l’auteur qu’une nouvelle page est tournée et que l’avenir épargnera les Juifs de tout tourment.

Nous savons malheureusement que cette vision est forte optimiste et que le pire attend le peuple juif dans les prochaines générations. Or le pire se construit intellectuellement à la présente génération.

David qui est l’auteur principal des psaumes et en particulier du psaume de cette génération a pu lui voir toute l’histoire des Juifs à travers la nuit, la partie de la nuit passée – celle racontée par Henri Graetz  – mais aussi celle des prochaines générations. L’auteur des psaumes sait donc bien que l’optimisme potentiel des Juifs de cette génération pour l’avenir n’est pas de mise.

Il rappelle donc au début de ce psaume, que l’histoire des juifs passée ou futur est déjà connue de la part du Créateur, c’est l’objet du début du psaume de cette génération :

  1. Au Chef des chantres, Psaume de David. Seigneur, Tu m’as examiné à fond et Tu me connais.
  2. Tu connais tous mes faits et gestes, longtemps d’avance Tu es instruit de ma pensée.
  3. Ma marche et mon repos, Tu les détermines, toutes mes voies Te sont familières.
  4. Certes la parole n’est pas encore née de ma langue, que déjà Seigneur, elle t’est dévoilée toute entière

Affaiblissement de l’antisémitisme religieux.

Après la destruction du second Temple par les romains, peuple païen, l’avenir du peuple Juif s’est établi dans l’exil au sein des nations. Dans la première phase de l’exil, les Juifs ont été confrontés à la concurrence et à la défiance des religions monothéistes issues du judaïsme : le Christianisme et l’Islam. Cette concurrence a amené son lot de malheurs aux Juifs pendant de longues générations pendant lesquelles les Juifs ont été considérés par les peuples au sein desquels ils vivaient comme des renégats ne reconnaissant pas la bonne parole, celle des Évangiles ou du Coran.

Mais en dehors de cela, la filiation commune des peuples, tous issus d’un même couple, Adam et Eve était reconnue par ses peuples qui donc ne cherchaient pas à éliminer physiquement les Juifs même si la mort fut souvent au rendez-vous pour les Juifs dans cette première partie d’exil, celle pendant laquelle les peuples étaient sous l’emprise de la foi.

Depuis l’avènement des « Lumières », la ségrégation d’une partie du peuple en fonction de ses croyances est devenue une ineptie. Cela a marqué la fin d’un certain antisémitisme à connotation religieuse au moins pour les chrétiens, car du côté musulman, il n’y a pas eu jusqu’à ce jour d’équivalent du mouvement des lumières.

Toutefois, la haine envers les Juifs ne s’est pas estompée pour autant en Europe, terre chrétienne et bénéficiaire des retombées des « Lumières ». Cette haine est évidemment déjà très marquée chez Voltaire qui est un des précurseurs de l’anticléricalisme et des Lumières. Même[5] les sociétés franc-maçonnes qui ont largement contribué directement ou indirectement à l’émancipation des Juifs prennent leur distance avec les Juifs à l’instar des loges de la sphère allemande surtout à partir de 1880 lors de la montée de l’antisémitisme en Allemagne.

Toutefois cette haine jusqu’à présent n’avait pu trouver un fondement équivalent au fondement religieux de l’antisémitisme religieux chrétien. Le développement de la science à cette génération remédie à ce point, en assimilant les Juifs n’ont plus aux adeptes d’une croyance mais aux représentants d’une espèce ou d’une race.

Émergence de antisémitisme racial

L’antisémitisme racial prend alors le relais de l’antisémitisme religieux.

C’est le constat de Léon Poliakov :

  • Tant[6] que les Juifs vécurent effectivement sous un régime d’exception, ils furent considérés, en bonne doctrine théologique, comme participant pleinement de la nature humaine, la malédiction pesant sur eux n’étant qu’une expiation, du point de vue de l’anthropologie chrétienne. C’est lorsqu’ils furent émancipés, et purent se mélanger librement à la grande société bourgeoise, que la malédiction devint, aux termes d’une nouvelle anthropologie dite scientifique, une différence ou une infériorité biologique, et que la caste méprisée devint une race inférieure, comme si la rouelle ou le chapeau conique de jadis était désormais gravé, « intériorisé » dans leur chair, comme si la sensibilité de l’Occident ne pouvait se passer de la certitude d’une distinction qui devint, une fois effacée les « signes visibles » identifiant le Juif, une « invisible essence ».
  • Il importe donc d’examiner les fondements théoriques de l’antisémitisme moderne, une passion faisant fi de toute théologie, et cherchant ses raisons d’être dans la science. […]
  • Dans quelles conditions l’Europe d’Ernest Renan et de Richard Wagner s’est-elle fantastiquement choisi une généalogie indienne ? Antérieurement à l’âge de la science, les traditions des peuples européens se conformaient à l’enseignement de l’Église qui, tout en étant en l’espèce imprécis, n’en attribuait pas moins à ceux-ci une vague filiation « juive », en ce sens qu’il faisait remonter tout le genre humain au couple originel Adam et Eve, de même qu’il accordait à l’hébreu le rang de la langue primitive universelle. Le berceau du genre humain était immuablement placé dans le vieil Orient, à proximité de la Judée, là où se trouvait jadis le jardin de l’Éden, là aussi où Noé et ses trois fils purent toucher pied, au sud du Caucase, après le Déluge. Les Européens étaient généralement censés descendre de Japhet : ainsi, sous les traits d’Adam, progéniteur universel, ou sous ceux de Sem, le frère aîné, le « Juif » assumait de cette manière ontogénique également son vieux rôle de « père».
  • Le nouveau mythe des Aryens impliquait, qu’on le note bien, la perte de cette qualité, et en ce sens, il marque aussi, ou il symbolise, l’affranchissement du joug ecclésiastique, la fin de « l’âge de la foi » (« le judaïsme perd, pour ainsi dire, en vénération, ce que les Juifs gagnent en liberté politique », notait un contemporain – M. Capefigue en 1833-).

La science et les races

Également :

  • Vers le milieu du XIXe siècle[7], des idées mûrirent et se combinèrent, pour constituer bientôt le substrat de théories raciales dangereuses et bellicistes, qui allaient aboutir aux terribles événements liés à la Seconde Guerre mondiale.
  • En 1787, Herder avait déjà exalté les Allemands, selon lui barrage historique à la pénétration des Barbares en Europe. […]
  • Dans les années 1853-1855, Arthur de Gobineau, par son célèbre « Essai sur l’inégalité des races humaines », vit dans la race la clé pour une compréhension généralisée de l’histoire, passé, présent et futur, et affirma que le croisement des races présidait à un dangereux processus de dégénérescence qui détruirait la race blanche. L’aryen, qui avait créé cette civilisation, la verrait mourir dans la dégénérescence. Ses théories raciales ne comportaient pas encore d’élément anti-juif spécifique : si les juifs constituaient une race en déclin, c’était justement parce que leurs fréquents croisements avec d’autres races les avaient, comme les Aryens, condamnés à la dégénérescence. Devenu l’ami de Wagner et un habitué de Bayreuth, Gobineau fut consacré, après coup et sans y avoir de responsabilité spécifique, champion présumé du racisme antisémite. […]
  • Gobineau n’était pas seul en France : Ernest Renan fut un propagandiste zélé du mythe aryen, mais identifia parfaitement les destinataires naturels d’un tel message :
  • […] L’esprit français se prête peu aux considérations ethnographiques ; la France croit très peu à la race. Tout ceci ne pouvait naître que dans un peuple comme le peuple allemand, qui tient encore à ses racines primordiales et parle une langue qui a ses causes en elle-même. […]
  • Toujours au milieu du dix-neuvième siècle, le débat sur la race, dans toutes les acceptions du terme, était vif aussi en Angleterre. En 1850, Robert Knox (1789-1862) publia « Les Races des hommes », fondé sur un mot d’ordre : la race est tout et d’elle dépend la civilisation. Si Gobineau tint les Noirs pour ses ennemis Knox choisit les Juifs, considérés comme l’expression la plus forte de la laideur humaine. Il avait la certitude que les Aryens avaient le privilège de posséder toutes les vertus, et les Juifs toutes les perversions de la classe moyenne. Mais en Angleterre aussi les opinions étaient nombreuses et divergentes, James Hunt (1833-1869), président fondateur de la société anthropologique, préférait s’acharner sur les Noirs.
  • La grande empreinte anglaise dans ce débat européen fut le darwinisme. Darwin n’était pas raciste, mais certaines de ses conceptions – sélection naturelle ou sélection du plus apte – plurent beaucoup aux penseurs racistes qui n’hésitèrent pas à se les approprier, même si Darwin privilégiait le milieu sur l’hérédité.

Devant cette nouvelle prééminence de la science au détriment du divin, le psalmiste réaffirme la préséance divine à un moment ou celle-ci semble remise en question par les scientifiques :

  1. Tu me serres de près derrière et devant, et tu poses sur moi la main.
  2. Cette science est trop prodigieuse pour moi, trop sublime pour que je puisse la saisir.
  3. Où me retirerais-je devant ton esprit ? Où chercherais-je un refuge (pour me dérober) à Ta face.

Le développement économique et industriel du XIXe siècle a créé des richesses nouvelles et crée des fortunes pour certains mais avec des laissés-pour-compte acculés à la misère ou à la pauvreté.

De Malthus à Darwin

Alors que le judaïsme et les religions qui en sont issues préconisent le secours aux plus démunis afin de leur permettre de survivre, Malthus (1766-1834) en début du XIXe siècle considère que l’accroissement démographique, s’il n’est pas enrayé, surpasse rapidement l’accroissement des ressources ce qui ne peut que provoquer des catastrophes.

Malthus préconise donc d’empêcher l’accroissement des populations, et, contrairement à l’enseignement des religions monothéistes d’arrêter toute aide aux nécessiteux. Cette théorie qui indirectement préconise la survie des meilleurs au détriment des plus faibles a inspiré Darwin (1809-1882) dans la définition des bases de la sélection naturelle. Cette influence de Malthus est confirmée dans l’introduction de « l’Origine des espèces », dont la première édition a lieu en 1859.

Ainsi le principe d’élimination des inaptes est introduit par Darwin :

  • Tous[8] les êtres organisés luttent pour s’emparer des places vacantes dans l’économie de la nature ; par conséquent, si une espèce, quelle qu’elle soit, ne se modifie pas et ne se perfectionne pas aussi vite que ses concurrents, elle doit être éliminée.

Et également :

  • La sélection naturelle[9] n’agit que pour la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme nouvelle survenant dans une localité suffisamment peuplée, tend par conséquent, à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d’autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l’extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert.

Ainsi que :

  • L’extinction[10] des espèces et de groupes d’espèces tout entiers, qui a joué un rôle si considérable dans l’histoire du monde organique, est la conséquence inévitable de la sélection naturelle ; car les formes anciennes doivent être supplantées par des formes nouvelles et perfectionnées.

Et :

  • Le résultat[11] de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs.

Darwin qui aurait pu devenir pasteur est « créationniste » à l’aube de son premier voyage considérant que les créations de la nature répondent à la finalité d’une intelligence supérieure. À la fin de sa vie, « évolutionniste » convaincu, il rejette le religieux et la religion. Toutefois dans ses œuvres, certains mystères de la création l’amènent à s’exprimer de façon plus nuancée :

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  • La comparaison[12] entre l’œil et le télescope se présente naturellement à l’esprit. […] Avons-nous le droit de supposer que le Créateur met en jeu des forces intelligentes analogues à celles de l’homme ?

Darwin reste convaincu que la création n’est pas faite ex nihilo, il fait de façon détournée une concession à la Genèse en considérant la préexistence d’un premier couple à l’origine de chaque espèce, refusant l’idée de créations parallèles :

  • La question[13] de l’unité ou de la pluralité des centres de création diffère d’une autre question : tous les individus d’une même espèce descendent-ils d’un seul couple, ou d’un seul hermaphrodite, ou, ainsi que l’admettent quelques auteurs, de plusieurs individus simultanément créés ? […]
  • J’admets volontiers l’existence antérieure de beaucoup d’îles, actuellement ensevelies sous la mer, qui ont pu servir de relais aux plantes et aux animaux pendant leurs migrations. […] Lorsque l’on admettra complètement, comme on le fera un jour, que chaque espèce est sortie d’un berceau unique, et qu’à la longue nous finirons par connaître quelque chose de plus précis sur les moyens de dispersion des êtres organisés, nous pourrons spéculer avec plus de certitude sur l’ancienne extension des terres.

Darwin fait ce constat en considérant que les créatures qui peuplent la terre, les airs et les océans à travers la planète sont issus d’un même couple géniteur sans pouvoir expliquer à ce stade la présence multiple des descendants d’un même couple comme ceux descendants du pigeon.

Ainsi Darwin, comme l’exprime le passage précédent, ne trouve pas d’explication rationnelle immédiate à la présence des descendants d’un de ces couples originaux sur tes territoires qui ne communiquent pas entre eux séparés par des océans infranchissables y compris dans toute la phase d’évolution de l’espèce.

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Ce mystère est évoqué par le psalmiste dans la suite du psaume de cette génération par l’évocation de l’omniscience de Dieu à travers la terre, les eaux et les airs :

  1. Si j’escalade les cieux, Tu es là, si je fais du Cheol ma couche, Te voici encore !
  2. Que je l’élève sur les ailes de l’aurore, pour m’établir aux confins des mers,
  3. là aussi ta main me guiderait, et ta droite se saisirait de moi.

Darwin s’il essaie d’expliquer comment une évolution lente et longue a permis l’apparition des différents représentants des espèces qui peuplent aujourd’hui la terre et en a fait disparaître de nombreuses autres n’essaie pas d’expliquer comment la vie a pu apparaître du néant ni comment on a pu passer de la matière inerte à la matière vivante.

Ainsi de la même façon qu’il admet pour chaque espèce la descendance à partir d’un même couple sans chercher à savoir comment ce couple initial est apparu, Darwin ne cherche pas à résoudre l’énigme de la vie :

  • Je commence[14] par constater que je n’ai pas plus l’intention de rechercher l’origine des facultés mentales que celles de la vie.

Ainsi le psalmiste indique que si la théorie de l’évolution peut expliquer de façon rationnelle à de nombreuses questions sur la diversité de la vie sur terre elle ne vient pas remettre en cause le rôle de Dieu dans celle-ci.

C’est ce que rappelle la suite du psaume de cette génération pour contrecarrer par avance toute extension de cette théorie qui aboutirait à la négation de la création originelle d’ordre divin :

  1. Si je dis : « Que du moins les ténèbres m’enveloppent, que la lumière du jour se change en nuit pour moi ! »
  2. Les ténèbres mêmes ne sont pas obscures pour toi, la nuit est lumineuse comme le jour, l’obscurité est clarté (pour toi).
  3. Car c’est Toi qui m’as façonné mes reins, Tu m’as pétri dans le sein de ma mère.
  4. Je te rends grâce de m’avoir si merveilleusement distingué ; tes œuvres sont prodigieuses, mon âme le sait parfaitement.
  5. Mon être n’échappe point à Tes regards, quand je fus formé dans le mystère, artistement organisé dans les profondeurs de la terre.
  6. Tes yeux me voyaient, quand j’étais une masse informe, et sur ton livre se trouvaient inscrits tous les jours qui m’étaient réservés, avant qu’un seul fût éclos.

Le Darwinisme social

La théorie de Darwin sera malencontreusement élargie aux hommes par deux personnages de cette génération dont un des propres cousins de Darwin :

  • Ingénieur[15] anglais de la période industrielle, Herbert Spencer est le créateur de l’évolutionnisme philosophique, qu’il développe en un « système synthétique », à partir de 1860, et qui fera le tour du monde au cours du dernier tiers du XIXe siècle. […] Il est le père du très improprement nommé « darwinisme social », application brute du principe de sélection-élimination aux groupes sociaux humains assimilés à des organismes. Il incarne la philosophie des ultra-libéraux concurrentialistes, individualistes, antiétatiques et dogmatiquement hostiles à toute assistance envers les plus pauvres.
  • Anthropologiste et statisticien, inspirateur de la biométrie et passionné par l’étude des phénomènes héréditaires, Francis Galton, ce jeune cousin et admirateur de Darwin incarne la seconde grande déviation (la première est celle de Spencer) infligée de l’extérieur à la théorie sélective. C’est sur une référence fondamentale à la théorie sélective qu’il va fonder en 1865 ce qui va prendre le nom d’eugénisme : la sélection naturelle assurant dans l’ensemble du monde vivant la diversité des espèces et la promotion des variations avantageuses, la même chose devrait se produire dans la société eu égard aux caractères intellectuels. Or la civilisation développée entrave le libre jeu de la sélection naturelle en permettant la survie et la reproduction protégées des existences « médiocres » et en introduisant dans le groupe social un processus de dégénérescence qu’il faut combattre par une sélection artificielle propre à compenser ce déficit et alléger ce fardeau.

Afin de réagir aux déviations dangereuses basées sur sa théorie de l’évolution, Darwin publiera au début des années 1870 d’autres ouvrages dans lesquels il élargit la théorie de l’évolution à l’homme en essayant de démontrer que pour l’homme, l’évolution substitue à la logique d’extermination des instincts sociaux d’entraide.*

Cet effort louable ne réussira pas à déjouer les avancées du Darwinisme Social, voire l’alimentera du fait d’interprétations orientées. La théorie développée que l’évolution pour l’homme a laissé place aux instincts sociaux favorisant l’entraide et l’assistance aux déshérités est une vue optimiste qui montrera bientôt ses limites lorsque la folie destructrice de vingtième siècle émergera.

Ainsi, malgré les ultimes efforts de Darwin, la sélection naturelle, simple hypothèse scientifique se transforme assez rapidement en un des fondements des nouvelles règles sociales en opposition à celles des religions monothéistes :

  • L’idée que la sélection naturelle[16], en tant que loi universelle de l’évolution, doit nécessairement, de ce fait, s’appliquer aussi, avec toutes ses conséquences cruellement éliminatoires, au fonctionnement et au devenir historique des sociétés humaines imprègne l’Occident depuis les années qui suivirent la parution de « L’Origine des espèces ». […]
  • Cette confusion (pour l’auteur de la citation, Darwin s’y oppose) a une histoire, qui commence aujourd’hui à être connue. Elle est due pour l’essentiel à trois causes parfaitement établies : l’hégémonie de la philosophie évolutionniste de Spencer pendant la période de l’ascension scientifique de la théorie darwinienne ; le développement coextensif de l’eugénisme de Galton en référence à la théorie sélective ; la conviction des « darwiniens » considérant la filiation (ouvrage de Darwin publié en 1871 : « The Descent of Man, and sélection in relation to sex ») comme extension homogène de l’Origine. […]
  • La complexité extraordinaire des rapports entre eugénisme et darwinisme social dans les différents pays qui ont été le théâtre de la diffusion des idées nées de la biologie moderne est telle qu’aucune règle absolument constante ne saurait être formulée pour définir une homogénéité doctrinale réellement stable, à l’exception peut-être du schéma de base : Défaut de sélection naturelle > Dégénérescence > Sélection artificielle. Aux États-Unis, qui sont à la fois le territoire de l’exportation massive du « darwinisme social » hyper-libéral de Spencer (lequel ne comportait pas, tout au moins chez son fondateur, la prescription de mesures eugénistes ou racistes) et une terre d’immigration multiraciale, d’esclavage et de ségrégation, l’eugénisme stérilisateur d’activistes institutionnels tels que Charles B. Davenport (1866-1944) et Henry H. Laughlin (1880-1943) sévit cruellement pendant une longue période qui commence vers 1904. Les « faibles d’esprit », les porteurs de maladies déclarées « héréditaires » et les pauvres sont les cibles de ce terrible mouvement.
  • Des pratiques analogues se développent dans les pays scandinaves. En Allemagne, la grande figure d’Ernst Haeckel (1834-1919), naturaliste lamarckien fondateur du « Sozial-Darwinismus national », se mêle à l’eugénisme et au « combat pour la civilisation » (Kulturkampf) engagé par Bismarck, développe dans ses ouvrages de vulgarisation les thèmes de l’euthanasie et de la « sélection spartiate », qui se retrouveront au cœur des motifs clés du nazisme, que développeront dans leurs laboratoires les « hygiénistes raciaux » Alfred Ploetz (1860-1940), Ernst Rüdin (1874-1952), Eugen Fisher (1874-1967) et bien d’autres.
  • Les mesures nazies de stérilisation humaine se déploieront entre 1933 et 1940, et le programme d’élimination des juifs, considérés comme dysgéniques, sera appliqué à leur suite.
  • (En France, l’eugéniste le plus connu, le médecin) Alexis Carrel (1873-1944), prix Nobel en 1912 […], est le partisan déclaré en 1936, des mesures nazies d’épuration biologique de la race et promoteur de l’usage des chambres à gaz pour le traitement « humain et économique » du problème posé à la société par certains délinquants et malades mentaux.

Le mythe aryen

Proudhon, auteur de la formule : « la propriété c’est le vol », un des premiers théoriciens du socialisme, qui aura des échanges avec Karl Marx avant que celui-ci prenne ses distances, s’engouffre aussi dans l’antisémitisme racial.

L’antisémitisme racial qui naît en France tel que le démontre Proudhon prend racine également en Allemagne. :

  • Dans la perspective[17] de l’antisémitisme raciste, la hantise germanique de la pureté du sang conduit à une condamnation des Juifs même en absence d’une haine spécifique, et aux côtés du type de l’antisémitisme international dont l’univers mental est peuplé de Juifs, on voit apparaître le type allemand du patriote subjectivement non antisémite, mais qui leur est hostile parce qu’il professe le mythe de la race. […]
  • C’est dans le sang, qu’Ernst Moritz Arndt (1789-1860, le mieux connu des apôtres du racisme germano-chrétien avec Ludwig Friedrich Jahn – 1778-1852) supposée ancrée la précellence du « peuple lumineux » (« Lichtvolk ») allemand ; pour ce pieu luthérien, ce peuple était le seul à posséder l’étincelle divine. Aussi bien ne cessa-t-il de prêcher, sa longue vie durant, la lutte contre le mélange des sangs, ou « l’abâtardissement », et réclama-t-il des cloisons étanches entre les peuples. […]. Le culte de la pureté du sang, il croyait le retrouver chez les anciennes tribus germaniques décrites par Tacite, et en protestant qui avait fréquenté l’ancien testament, il évoquait également à l’appui de sa thèse la colère de l’Éternel contre « les fils de Dieu qui virent les filles de l’homme étaient belles (Genèse, VI, 1-6) » ; ainsi le déluge n’était à ses yeux que le juste châtiment du premier « abâtardissement ». […]
  • Méditant à la fin de ses jours sur les hardiesses de la philosophie germanique et se donnant lui-même en exemple, Heine mettait en garde ses amis Ruge et Marx, ainsi que Daumer, Feuerbach et Bruno Bauer contre l’« autodivination des athées ». En 1840-1850, la mise en question de Dieu par les métaphysiciens allemands se poursuivait au grand jour ; sur ce point, les « Jeunes Hégéliens » entrèrent en lice trois quarts de siècle après les matérialistes français des lumières. […]
  • Bien des artistes ont voulu être des prophètes, mais Wagner fut le seul à se faire reconnaître pour tel par son pays, et par l’occident tout entier. […] Sa rage antisémite éclata au grand jour en 1850, lorsque Wagner avait trente-sept ans ; auparavant, il nous l’apprend lui-même, il avait milité pour l’émancipation des Juifs. […] Dans son exil suisse (1849-1851), il médite les mythes germaniques et germanomanes ; il mettra désormais en musique les spéculations des philologues et des métaphysiciens avec le retentissement que l’on sait. « Les noms wagnériens, la musique wagnérienne, rappelait en 1939 M. Georges Dumézil, ont animé les combattants allemands de 1914 à 1918 aux heures de sacrifice et d’échec plus encore qu’aux heures de triomphe. Le IIIe Reich n’a pas eu à créer ses mythes fondamentaux… » Mais avant d’insuffler la vie à ces rêves, Wagner va s’expliquer sur son projet.
  • Dans le premier de ses écrits, il proclame que la légende est plus vraie que l’Histoire et résume la théorie dite aryenne de l’origine de l’humanité : « C’est sur ces montagnes (l’Himalaya) que nous devons chercher la patrie primitive des peuples actuels de l’Asie et de tous les peuples qui émigrèrent en Europe. Là est l’origine de toutes les civilisations, de toutes les religions, de tous les idiomes… » Il ressuscite plus loin le vieux dieu Wotan ou plutôt, il croit retrouver le Dieu des chrétiens en lui : Dieu le fils, qu’on le note bien, plutôt que Dieu le père:
  • « Le dieu suprême abstrait des Allemands, Wotan, n’a pas nécessairement cédé la place au Dieu des chrétiens ; il put même être absolument identifié avec lui ; il suffit de le dépouiller des attributs sensibles dont les différents peuples l’avaient revêtu, suivant leur caractère, leur pays et leur climat…. Ce Dieu primitif, unique, national, dont les différentes races dérivaient leur existence terrestre, a été évidemment le moins abandonné : car en lui se trouva, avec le Christ, fils de Dieu, cette analogie décisive que lui aussi était mort et fut pleuré, vengé, comme nous vengeons aujourd’hui encore le Christ sur les Juifs. La foi et l’attachement se reportèrent d’autant plus facilement sur le Christ qu’on reconnut en lui le Dieu primitif. »

C’est également à cette génération que Karl Marx, qui se veut athée – malgré ses origines juives qu’il rejette par un antisémitisme virulent -, publie la première partie du « Capital » qui jette les bases de la « lutte des classes » et de la dichotomie capitalisme/communisme du vingtième siècle.

La théorie de l’évolution de Darwin permettra à de nombreux théoriciens de se dédouaner de l’histoire du monde et des peuples telle qu’elle est définie dans la Bible et qui a permis de créer à travers les religions monothéistes des sentiments de solidarité entre les hommes et qui a imposé à l’ensemble des peuples un couple géniteur commun.

La gestation des « ismes » du vingtième siècle.

Ainsi à cette génération, les « ismes » du vingtième siècle sont déjà en gestation avancée : le capitalisme avec sa dureté envers les moins chanceux et le communisme avec son application extrême qu’est le stalinisme qui combattra toute spiritualité religieuse. Et bien sûr les nationalismes européens avec à sa tête le nazisme. Le psalmiste ne peut que s’inquiéter de l’évolution des esprits qui marque cette génération et qui vont transformer le vingtième siècle qui aurait dû être un siècle de progrès global en siècle des catastrophes.

C’est ce qu’il exprime dans la suite du psaume de cette génération :

  1. Mais pour moi, ô Dieu, que tes pensées m’accablent ! Que leur somme est infinie !
  2. Les compterai-je ? Elles sont plus nombreuses que les grains de sable ; quand je me réveille, je suis encore plein de Ta pensée.

Un des résultats prépondérants de cette génération est la montée en puissance de l’antisémitisme racial facilité par les nouvelles bases « scientifiques » découlant de la théorie de l’évolution qui permettent de se dédouaner des récits bibliques pour créer une nouvelle histoire des dieux dans laquelle le judaïsme serait au mieux une branche déviée de la religion originelle vraie.

Ainsi les nouveaux théoriciens tout en se référant au Dieu Biblique lui substitue des dieux plus « nationaux » et en élargissant les théories de l’évolution à l’homme font la distinction entre les races « bâtardes » et les races pures, ceux dont le sang n’a pas été altéré introduisant une nouvelle pureté de sang uniquement lié à la pureté de la race non abâtardie, celle en particulier du peuple allemand descendant des peuples de l’Himalaya et assujettis aux vieux dieux du panthéon allemand antérieur à la pénétration chrétienne.

C’est à cet impie, celui qui à la fois nie la préséance divine et surtout son enseignement de fraternité entre les peuples et qui s’attache à de nouveaux concepts de pureté de sang pour se détacher des autres peuples de la terre, que le psalmiste évoque dans la suite du psaume, en exprimant sa haine pour ses ennemis d’un genre nouveau :

  1. Ah, si seulement, ô Dieu, Tu faisais périr l’impie [18] ! Si seulement les hommes de sang s’éloignaient de moi !
  2. Car ils te nomment à l’appui de leurs desseins criminels ; eux, Tes adversaires, invoquent (ton nom) pour le mensonge.

De fait, les Lumières avaient préfiguré l’émancipation des Juifs mais en même temps qu’elles tentaient de libérer la société du joug religieux, par anticipation elles initialisaient déjà l’antisémitisme racial pour remplacer le vieil antisémitisme chrétien dont l’efficacité était appelée à s’amoindrir.

En ce domaine, Voltaire a été précurseur :

  • En conclusion[19], enfin : Vous (les Juifs) êtes des animaux calculants, tâchez d’être des animaux pensants. Cette comparaison entre le Chrétien qui pense et le Juif qui calcule, anticipe l’a priori de l’antisémitisme raciste, décrétant la supériorité de l’intelligence créatrice des Chrétiens, devenus des Aryens, sur le stérile intellect des Juifs. On retrouve le même Voltaire moderne lorsqu’il affirme que les Juifs sont plagiaires en tout, ou lorsqu’il écrit, dans l’« Essai sur les mœurs » : « On regardait les Juifs du même œil que les Nègres, comme une espèce d’homme inférieure ».

Et également :

  • Voltaire marque fortement la supériorité raciale des Européens, « Hommes qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes aux huitres… »

Les intellectuels allemands et l’antisémitisme

Entre Voltaire et la présente génération, les penseurs, et principalement ceux de la zone d’influence allemande se relaieront pour dénoncer le Juif comme appartenant à une race inférieure ensemençant par avance les catastrophes du vingtième siècle.

C’est déjà le cas pour Kant (1724-1804) :

  • (Kant), dans[20] divers écrits et divers endroits, préconisait l’euthanasie pour le judaïsme d’une façon qui pourrait n’avoir été que la manière métaphysique de clamer : « Mort aux Juifs ».

Fichte (1762-1814), déclarait en 1793 :

  • « leur donner[21] (aux juifs) des droits civiques, ce n’est possible qu’à une condition : leur couper la tête à tous la même nuit et leur en donner une nouvelle qui ne contienne plus une seule idée juive».

Fichte[22] fut le premier à émettre l’hypothèse d’un Christ Aryen (et donc non juif). Seuls les Allemands étaient aptes, d’après lui, à recueillir « le grain de vérité et de vie du christianisme originel » (non corrompu par les Juifs et par Paul en particulier).

Hegel (1770-1831), qui pour sa part destituait les Juifs de leur élection aux profits des Allemands déclarait :

  • La tentative[23] de Jésus de donner à la troupe des Juifs la conscience du divin ne pouvait qu’échouer, car la foi au divin ne peut pas résister dans la fange.

Les disciples d’Hegel, lui seront fidèles en termes d’antisémitisme :

  • Cette hostilité[24] tenace (envers les Juifs), au cours des années 1830-1840, n’est pas seulement le fait des milieux conservateurs, mais aussi des « Jeunes hégéliens », athées et radicaux, Ludwig Feuerbach, Bruno Bauer et Karl Marx. Ainsi Feuerbach ne voit-il pas dans le judaïsme qu’égoïsme, matérialisme et… gloutonnerie. Déniant à la religion de Moïse toute spiritualité et toute esthétique, l’auteur de l’« Essence du christianisme » impute au judaïsme et à son caractère destructeur « asiatique » l’origine de tous les maux du christianisme.

Goethe (1749-1832), pour sa part, ne pouvait admettre (lui et par extension les Allemands) pouvoir descendre du même couple (Adam et Eve) que celui qui a donné naissance aux Juifs et aux « Nègres» :

  • Il est vrai[25] que la Sainte Écriture parle d’un seul couple humain, créé par Dieu le sixième jour. Mais les hommes avertis qui notèrent la parole de Dieu, transmise par la Bible, eurent d’abord affaire à leur peuple élu, auquel nous ne voulons en aucune manière contester l’honneur de descendre d’Adam. Mais nous autres, ainsi que les Nègres et les Lapons, avons certainement d’autres ancêtres : on conviendra certainement que nous différons des véritables descendants d’Adam de bien des manières, et qu’ils nous dépassent notamment en ce qui concerne les affaires d’argent.

Karl Marx lorsqu’il modélise la lutte des classes a pour cible la bourgeoise qui a supplanté l’aristocratie dans la domination des autres classes dont principalement le prolétariat né de la révolution industrielle.

Comme de nombreux Allemands d’origine juive du XIXe siècle, non seulement Karl Marx ne se considère pas juif, mais peut-être pour mieux démontrer cette non-appartenance, distille un antisémitisme assez virulent, assimilant Juifs et bourgeoisie.

Dans son article sur la « Question juive » éditée en 1843, il déclare:

  • Ne cherchons[26] pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel. […] Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme. Le monothéisme du Juif est en réalité le polythéisme du multiforme besoin, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine… L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandises… La traite, voilà le vrai dieu du Juif. Son dieu n’est qu’une traite illusoire… ce qui est contenu sous une forme abstraite dans la religion juive, le mépris de la théorie, de l’art, de l’histoire, de l’homme considéré comme son propre but, c’est le point de vue réel et conscient, la vertu de l’homme d’argent.

Et également :

  • « L’émancipation du Juif[27], c’est l’émancipation de la société du judaïsme ». Ou de façon plus violente encore : « L’émancipation juive consiste à émanciper l’humanité du judaïsme ».

Kant, Fichte ou Hegel[28] critiquaient les Juifs et le judaïsme dans le cadre de systèmes métaphysiques qui restaient encore ancrés dans la théologie luthérienne, tout en s’en distançant progressivement.

Schopenhauer (1788-1860) qui a rompu les dernières amarres, affilie le message évangélique au bouddhisme. Moïse n’étant qu’un législateur ou « tuteur » étranger et barbare. […] Pour Schopenhauer : « Les Juifs sont le peuple élu par leur Dieu, qui est le Dieu élu par son peuple, et cela ne concerne personne d’autre qu’eux et lui. »

Le nouvel antisémitisme développé à partir des Lumières et qui se développe progressivement en Europe et plus particulièrement dans la zone d’influence allemande devient un antisémitisme racial qui rejette à la fois les Juifs et « leur » Dieu.

L’antisémitisme de Wagner à cette génération n’est que le fruit d’une longue pensée antisémite à consonance raciale développée en terre allemande en réaction à l’émancipation des Juifs et à la place jugée trop importante occupée par ces derniers dans le monde économique, des pensées et artistique : bien que profitant largement des largesses et du soutien des Juifs dans sa réussite, en particulier Meyerbeer, Wagner ne pouvait admettre que sa réussite puisse devoir quelque chose aux juifs.

Ce développement est malheureusement le prélude à la quasi-extinction du judaïsme européen au XXe siècle sous l’action du nazisme, complété par le stalinisme adepte extrême des principes développés par Marx.

Ces discours antisémites que nous venons de recenser et qui prennent leur pleine puissance à cette génération ne sont donc pas inoffensifs et justifient la colère exprimée par le psalmiste dans la fin du psaume de cette génération à la fois contre les attaques contre le Dieu d’Israël et contre le peuple d’Israël.

Pour ces dernières, le psalmiste ne trouve plus que Dieu lui-même pour être témoin de la droiture du peuple d’Israël contre les attaques injustifiées qui se multiplient à cette génération pour le résultat que malheureusement nous connaissons :

  1. À coup sûr, je déteste ceux qui Te haïssent, j’ai en horreur ceux qui se dressent contre toi.
  2. Je leur ai voué une haine infinie, je les considère comme des ennemis.
  3. Scrute-moi, ô Dieu, et examine mon cœur ; éprouve-moi, et prends connaissance de mes pensées.
  4. Tu verras s’il est en moi des habitudes vicieuses : guide-moi dans le chemin de l’éternité.
  • Cette génération fait partie de la 3ème garde de la nuit (générations 99 à 147).
  • Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
  • En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.

À cette génération, c’est aussi sur le plan agricole que la renaissance juive est initialisée. C’est Montefiore le premier à s’y essayer :

  • Montefiore[29], en 1855, avait acheté, près de Jaffa, un terrain, et l’avait confié à deux familles juives pour y soigner et y développer l’orangeraie déjà existante. Mais, dix ans plus tard, c’est un échec complet. Les deux familles n’ont pas su en tirer de quoi vivre, et ont abandonné la partie.

La génération 139 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 55 du Deutéronome:

  1. (et – maudits -) le fruit de ton sol.

Charles Netter[30] prendra l’initiative à la prochaine génération de créer une école agricole en terre d’Israël qui après de nombreux déboires sera déterminante dans le développement agricole de la terre d’Israël.


Paul David

[1] D’après : (sous la direction de) David Biale : « Les cultures des Juifs ». Chapitre de : « Visibilité urbaine et visions bibliques »

[2] (sous la direction de) Théodore Zeldin : « Histoire du monde de 1789 à 1918 ». Chapitre de Richard I. Cohen: « L’Angleterre Victorienne ». (p. 267)

[3] Renée Neher-Bernheim : « Histoire juive de la Révolution à l’Etat d’Israël ». Chapitre : « Vers un mieux-être ». (p. 334-335).

[4] Comme l’indique Renée Neher-Bernheim, ce nom n’est pas satisfaisant pour désigner la terre d’Israël, mais est le seul utilisable avant la création de l’état d’Israël bien que ce nom soit celui donné par Hadrien pour punir les Juifs après la révolte de Bar Kokhba en essayant ainsi d’effacer ainsi le souvenir ancestral de la terre juive. (Voir Renée Neher-Bernheim : « Histoire juive de la Révolution à l’Etat d’Israël ». Chapitre X, p. 356). Ce nom contient déjà donc à l’origine un négationnisme de l’attachement de cette terre à son peuple, le peuple Juif. Il est vraisemblable que ceux qui emploient cette terminologie aujourd’hui ne s’éloignent pas réellement de la volonté d’Hadrien.

[5] Voir : Jacob Katz : « Juifs et francs-maçons en Europe (1723-1939) ».

[6] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, 2 – l’âge de la science ». (p. 163- )

[7] Riccardo Calimani : « L’Errance juive ». Chapitre : « L’émancipation, la fuite, le sionisme ». (p. 475 à 478)

[8] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre IV: « La sélection naturelle ».  (p. 155/156).

[9] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre VI: « Difficultés de la théorie » (p. 231).

[10] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre XIV : « Récapitulations et conclusions»  (p. 547).

[11] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre XIV : « Récapitulations et conclusions»  (p. 563).

[12] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre VI : « Difficultés de la théorie »  (p. 249).

[13] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre XI: « Distribution géographique » (p. 423 et 425).

[14] Darwin : « L’origine des espèces ». Traduction d’Edmond Barbier (revue par Daniel Becquemont), édition Flammarion. Chapitre VII : « L’instinct » (p. 269).

[15] Patrick Tort : « Darwin et la science de l’évolution ». (p. 77 à 79)

[16] Patrick Tort : « Darwin et Darwinisme ». (p. 68,69, puis 82,83)

[17] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 212-213,  227, 237 à 241)

[18] Chouraqui préfère le terme criminel à impie.

[19] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 33 puis 55). Cette dernière citation de Voltaire montre que le fait de dénoncer l’esclavage ou ses excès ne signifie pas forcément que l’on est pas raciste.

[20] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 82).

[21] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 84).

[22] Voir : Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 84).

[23] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 86).

[24] Michel Abitbol : « Histoire des juifs, de la genèse à nos jours ». Chapitre : « Les chemins difficiles de la citoyenneté ». (p. 372)

[25] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 168).

[26] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 233).

[27] Michel Abitbol : « Histoire des juifs, de la genèse à nos jours ». Chapitre : « Les chemins difficiles de la citoyenneté ». (p. 374)

[28] D’après :Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme, l’âge de la science ». (p. 265-266).

[29] Renée Neher-Bernheim : « La vie juive en Terre sainte, 1517-1918). (p. 224)

[30] Voir : Renée Neher-Bernheim : « La vie juive en Terre sainte, 1517-1918). (p. 224 à 227)