Résumé:
Cette génération est celle des années 810 à 830.
Suivant notre comptage, cette génération est la génération 88 associée au psaume 88. C’est dans ce psaume 88 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.
La guerre de succession Abbasside à la mort de Haroun El Rachid tourne en faveur de Al Ma’mûn, favorable à des mouvements de pensée novateurs, marqués par des influences et des héritages étrangers. Son frère Al Amin, vaincu, était partisan de traditionalisme. Cette victoire contribua vraisemblablement à initier l’âge d’or des Abbassides par une redécouverte des trésors de l’antiquité.
L’exemple Abbasside est suivi par les Omeyyades d’Espagne. Le règne d’Al Hakam est sous le signe de la terreur; il laisse toutefois à son successeur, Abd Al Rahman II, un empire stable. C’est un grand souverain qui gouverne maintenant Al-Andalus et qui donne naissance à une grande civilisation.
Le monde musulman est en pleine mutation des deux côtés de la Méditerranée et incarnera le monde civilisé pendant de longs siècles.
Le monde chrétien est incarné par le nouvel empire d’Occident. S’il est favorable encore aux Juifs, il laisse entrevoir une évolution néfaste par l’émergence d’un clergé hostile. Celui-ci finira par l’emporter aux générations suivantes ce qui contribuera à enfoncer l’occident dans l’obscurantisme.
Louis le Pieux succède à son père Charlemagne. Comme tous les rois Carolingiens, Louis Le Pieux a une politique plutôt bienveillante envers les Juifs. Sa protection ne suffit pas à endiguer durablement les positions anti-juives de son clergé qu’il renforce.
Les évêques, profitant de leurs nouveaux statuts, réagissent au « laxisme » du roi envers les Juifs. Parmi eux, Agobard de Lyon, qui connaît parfaitement le judaïsme. Malgré la défiance du pouvoir, il mène sa lutte contre la « menace Juive ». Il entreprend une action missionnaire auprès des Juifs de Lyon, en même temps qu’auprès de ceux de Chalon et de Mâcon. Les Juifs essaient de faire fuir leurs enfants, Agobard arrive à en convertir près de 50.
L’empereur s’oppose à l’action d’Agobard, mais le fait que la conversion ait eu lieu dans une église ne lui permettra pas de la remettre en question. Agobard, dans son combat contre les Juifs essaie même de rallier à lui les enfants de Louis le Pieux contre ce dernier. Cela entraîne sa destitution et son exil en Italie.
Cela n’empêche pas le travail de sape d’Agobard de porter ses fruits. Le combat d’Agobard qui ne fait que reprendre celui des rois Wisigoth d’Espagne continue à ensemencer la haine du Juif en terre chrétienne. Lorsque cette haine sera mûre elle frappera durement les Juifs à de nombreuses reprises justifiant largement le terme de « vallée des larmes » à l’Europe chrétienne.
Développement:
Le monde musulman incarne le monde civilisé
Au niveau des Abbassides, cette génération est celle du calife Al Ma’mûn (813-833) qui succède à Al Amin (809-813). Haroun El Rachid avait en fait planifié sa succession entre ses deux fils Al Amin et Al Ma’mûn, mais à sa mort en 809, les deux frères s’affrontent. Al Amin qui avait essayé d’écarter son frère est défait en 813. Al Ma’mûn assiège Bagdad qui est prise et détruite en 813 après une résistance acharnée. De fait derrière la lutte fratricide s’engage également une lutte culturelle :
- La rivalité[1] personnelle qui s’était manifestée entre les deux frères – dont l’un, al Ma’mûn, était incontestablement d’une intelligence supérieure — ne faisait que refléter une opposition plus profonde ; celle des tendances politico-religieuses qui avaient commencé de s’affronter pendant le règne de Haroun et pour lesquelles chacun d’eux avait pris parti, al-Amin s’appuyant sur le traditionalisme et la culture arabe, al Ma’mûn étant favorable à des mouvements de pensée novateurs, marqués par des influences et des héritages étrangers qui étaient particulièrement en faveur auprès des populations des provinces orientales.
Ces choix contribuèrent vraisemblablement à initier l’âge d’or des Abbassides par une redécouverte des trésors de l’antiquité.
L’exemple Abbasside est suivi par les Omeyyades d’Espagne.
Cette génération est marquée par le règne d’Abd Al Rahman II (822-852) qui succède à Al Hakam 1er (796-822). Le règne d’Al Hakam est sous le signe de la terreur, toute rébellion est durement réprimée. Mais grâce à cette main de fer, Al Hakam laisse à son successeur un empire (l’essentiel de l’Espagne amputée des territoires du nord aux mains des chrétiens) stable, comme il l’indique lui-même à son fils peu avant sa mort.
Al-Andalus[2] est maintenant prête à être gouvernée par un grand souverain et à donner naissance à une grande civilisation. Ce grand souverain est Abd Al Rahman II.
Le monde musulman est en pleine mutation des deux côtés de la Méditerranée et incarne le monde civilisé pendant de longs siècles. Le monde chrétien, surtout incarné dans le nouvel empire d’Occident s’il est favorable encore aux Juifs laisse entrevoir une évolution néfaste par l’émergence d’un clergé hostile qui finira par l’emporter aux générations suivantes ce qui contribuera à enfoncer l’occident dans l’obscurantisme.
Louis Le Pieux
Pendant cette génération, c’est Louis le Pieux (814-840) qui succède à son père Charlemagne. Comme tous les rois Carolingiens, Louis Le Pieux a une politique plutôt bienveillante envers les Juifs mais sa protection ne suffit pas à endiguer durablement les positions anti-juives de son clergé qu’il renforce.
Les rois Carolingiens avaient besoin des Juifs et de leur activité commerciale pour faire émerger le nouvel empire, la protection apportée visant principalement à préserver ce rouage essentiel de l’économie. C’est pourquoi les lois les visant leur font jouer indirectement un rôle de trésorier du royaume: leur richesse leur est inutile et ne sert finalement que les intérêts du royaume.
Louis le Pieux est un homme de foi profonde, il renforce le rôle de l’église dans l’état. Riches de la protection apparente du pouvoir, les Juifs font même des émules auprès des élites chrétiennes.
L’offensive du clergé
Les évêques, profitant de leurs nouveaux statuts, réagissent au « laxisme » du roi envers les Juifs et posent ainsi les jalons d’un politique anti-juive qui restera de mise dans l’Occident chrétien pendant de nombreux siècles voire jusqu’à nos jours.
Comme cela est malheureusement le cas dans la longue histoire de la cohabitation des Juifs en terre chrétienne, celui qui se dresse contre eux, Agobard de Lyon, connaît parfaitement le judaïsme.
En parfait connaisseur du monde Juif, il se rend compte du danger pour la foi chrétienne que peut représenter une cohabitation trop permissive.
Malgré la défiance du pouvoir, il continue sa lutte contre la « menace Juive » :
- Sans[3] même aucun fard, la chose (le seul choix laissé aux Juifs doit être la conversion ou l’exil) est avouée par Agobard, entre 816 et 822-825, dans sa lettre à Louis le Pieux. Il avait entrepris une action missionnaire auprès des Juifs de Lyon, en même temps qu’auprès de ceux de Chalon et de Mâcon. Le succès en a été particulièrement renforcé par le fait que, « tous les sabbats, la parole de Dieu fut prêchée dans les synagogues par nos frères et prêtres ».
- Après ces sermons infligés aux Juifs dans leurs propres synagogues – innovation remarquable – ils essaient de faire partir clandestinement leurs enfants, car c’est eux surtout que s’exerce le zèle missionnaire du fougueux évêque. Quand Agobard en a connaissance, il organise une réunion de tous les jeunes restés encore sur place, et cette fois dans l’Église. Une nouvelle exhortation a pour résultat que d’abord six, ensuite, quarante-sept autres jeunes gens demandent le baptême.
Le combat d’Agobard
L’empereur s’oppose à l’action d’Agobard, mais le fait que la conversion ait eu lieu dans une église ne lui permettra pas de la remettre en question. Agobard, dans son combat contre les Juifs essaie même de rallier à lui les enfants de Louis le Pieux contre ce dernier. Cela entraîne sa destitution et son exil en Italie.
Cela n’empêche pas le travail de sape d’Agobard de porter ses fruits.
Son successeur, Amolon, poursuit le combat contre les Juifs. La petite lueur d’espoir apportée par la politique accommodante des rois Carolingiens envers les Juifs aura été de courte durée, le sort des Juifs en terre chrétienne dans les générations et siècles à venir sera bien plus terne et dans certains cas dramatiques.
Le contenu de ce psaume est ainsi naturellement lié à la génération qui nous intéresse mais avec également une projection de ces événements sur les générations futures. Ainsi le psalmiste ne manque pas d’illustrer cette génération en rappelant la souffrance passée du peuple Juif lors des premières générations de la nuit, pendant lesquelles il a failli à plusieurs reprises disparaître complètement :
- Cantique. Psaume des fils de Coré. Au chef des chantres. Sur Mahalath Leannot. Maskîl de Hêman l’Esrahite :
- Éternel, Dieu de mon salut, jour et nuit je crie, et suis en présence.
- Que ma prière monte jusqu’à Toi ! Incline l’oreille à ma plainte.
- Car mon âme est rassasiée de maux, et ma vie touche au bord du Cheol.
- Déjà je compte parmi ceux qui sont descendus dans la fosse ; je suis tel qu’un homme qui a perdu toute force,
- qui, abandonné parmi les morts, ressemble aux cadavres couchés dans la tombe, dont Tu ne gardes plus aucun souvenir, et qui sont retranchés de Ta main.
De fait, la génération qui nous intéresse est plutôt propice aux Juifs, le monde arabe se montre tolérant et ouvert à la connaissance, l’empereur chrétien d’Occident protège les Juifs efficacement et empêche en particulier son évêque Agobard d’être trop nocif envers les Juifs, mais le rédacteur du psaume qui a une vision plus large que la génération actuelle sait bien que le calme relatif de cette génération est présage de périodes plus sombres pour l’avenir.
Car dans le passé également les juifs ont connu des périodes d’accalmie mais toujours suivies par des périodes plus sombres. L’image que retient le rédacteur du psaume est parlante, en effet dans la suite, il évoque les vagues. Entre deux vagues, on peut se sentir soulager et essayer de reprendre ses forces après avoir subi la vague précédente, mais cela n’empêche pas de subir la vague suivante avant de connaître un nouveau répit et ainsi de suite.
C’est ce qu’exprime la suite du psaume :
- Tu m’as plongé dans un gouffre profond, en pleines ténèbres, dans les abîmes.
- Sur moi Tu fais peser Ta colère, s’écrouler toutes les vagues. Sélah !
Pour illustrer ce discours, la suite du psaume évoque l’action la plus nocive (à court terme) d’Agobard qui s’en prendre aux enfants des Juifs de Lyon qui en se convertissant au Christianisme finissent ainsi par dénigrer les leurs. Piégé dans l’église, il n’y eut point de salut pour eux, pas de moyen de fuir.
C’est ce que relate la suite du psaume :
- Tu as éloigné de moi mes intimes ; Tu me présentes à eux comme un objet d’horreur : je suis séquestré et ne puis m’évader.
Mais ce fait regrettable n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le combat d’Agobard qui ne fait que reprendre celui des rois Wisigoth d’Espagne continue à ensemencer la haine du Juif en terre chrétienne.
Lorsque cette haine sera mûre elle frappera durement les Juifs à de nombreuses reprises justifiant largement le terme de « vallée des larmes » à l’Europe chrétienne.
C’est parce qu’il a la faculté de voir par vision ce qui attend le peuple Juif que le psalmiste peut dans la suite du psaume décrire les conséquences des discours haineux émis lors de cette génération. Discours qui n’inquiètent pas, vraisemblablement outre mesure les Juifs de cette génération mais qui auront de terribles conséquences sur les générations futures.
C’est ce que décrit la suite du psaume :
- Mes yeux se consument de misère ; chaque jour je T’invoque, Seigneur, je tends les mains vers Toi.
- Est-ce pour les morts que Tu fais des miracles ? Les ombres se lèveront-elles pour Te louer ? Sélah !
- Célèbre-t-on Ta bonté dans la tombe, Ta fidélité dans le séjour de la perdition ?
- A-t-on connaissance, dans les ténèbres, de Tes merveilles, de Ta justice – dans le pays de l’oubli ?
- Mais moi, c’est vers Toi, ô Éternel, que je crie ; dès le matin, ma prière va au-devant de Toi.
- Pourquoi, Seigneur, délaisses-Tu mon âme, me dérobes-Tu Ta face ?
- Je suis pauvre et sans souffle dès l’enfance ; je porte le poids de Tes terreurs, je suis plein de trouble.
Le psaume conclut enfin en raccordant le sort futur des Juifs à leur sort passé en rappelant cette notion de vagues (flots) et en rapprochant cela aux faits proprement dits de la génération (mes intimes sont invisibles) :
- Sur moi Tes colères ont passé, Tes épouvantes m’ont anéanti.
- Elles m’enveloppent sans relâche comme les flots ; ensemble, elles me cernent de toutes parts.
- Tu as éloigné de moi amis et compagnons ; mes intimes sont invisibles comme les ténèbres.
- Cette génération fait partie de la 2ème garde de la nuit (générations 50 à 98).
- Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
- En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.
Cette génération marque le début d’un phénomène qui s’amplifiera à travers les générations. Les Juifs sont soumis à la pression de la conversion par les Chrétiens. Certains se convertissent volontairement par conviction ou intérêt, d’autres de force ou pour tenter d’éviter aux brimades. Les convertis finiront par devenir étrangers aux Juifs fidèles à leur religion ou pire deviendront leurs pires contradicteurs.
La génération 88 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 97 du Deutéronome:
- Tes yeux verront et désespéreront d’eux (tes fils et tes filles livrés à un autre peuple) toute la journée (- assimilable à toute la durée de l’exil -).
Paul David
[1] Janine Sourdel et Dominique Sourdel : « Dictionnaire historique de l’Islam ». Rubrique al Ma’mûn (p529, 530)
[2] Conclusion d’André Clot (« L’Espagne musulmane ». Chapitre : « Les émirs Omeyyades » p. 66) à la suite de la citation précédente.
[3] Bernhard Blumenkranz : « Juifs et Chrétiens dans le monde occidental 430-1096 ». Chapitre III : « La rencontre intellectuelle » (p. 94)