Résumé:

Cette génération est celle des années 1670 à 1690.

Suivant notre comptage, cette génération est la génération 130 associée au psaume 130. C’est dans ce psaume 130 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.

L’empire turc est à son apogée lorsqu’il décide en 1683 d’attaquer Vienne et d’échouer. C’est la fin du rève européen pour l’Empire Ottoman. La France semble à son apogée sous le règne de Louis XIV, mais la révocation de l’édit de Nantes et la guerre contre la Hollande en 1672 seront autant d’obstacles à son hégémonie en Europe. Une nouvelle révolution a lieu en Angleterre.

Pendant que les cartes sont redistribuées en Europe, la communauté juive nouvellement implantée dans les Provinces Unies, à Amsterdam en particulier, est soumise à un nouveau défi: la liberté de culte.

La confrontation entre le judaïsme orthodoxe issu de la tradition et les cryptojuifs portugais revenus au judaïsme entraîne les premières fissures au sein du monde juif à Amsterdam, territoire où le monde extérieur ne fait plus obstacle au judaïsme.

Uriel Da Costa, ex cryptojuif, qui a résisté à l’inquisition au Portugal, ne supportant pas les exigences du judaïsme rabbinique finit par se suicider.

Quinze ans après la disparition d’Uriel, ce n’est pas seulement la communauté séfarade qui est ébranlée, mais le judaïsme dans son entier. Un fils de bonne famille, Baruch Espinosa, va devenir Spinoza.

Spinoza oppose à son éducation religieuse la philosophie de Descartes, les sciences et le modernisme. Il adopte une réflexion philosophique originale qui tracera la voie aux principaux courants philosophiques modernes.

A cette génération, du coté des conservateurs l’attirance vers le faux Messie Sabbatai Zevi aurait pu être dévastatrice sans alternative telle que proposée par Spinoza. Alternative permettant de concilier religion et sciences, foi et modernisme.

Développement:

La nouvelle donne européenne

La[1] sclérose de l’empire Ottoman semble s’arrêter avec l’arrivée d’une nouvelle dynastie de grands vizirs : les Köprülü qui se succèdent de 1656 à 1683. Ils stabilisent le gouvernement et assainissent les finances. C’est sous leur domination que l’empire turc connaît son expansion territoriale la plus importante. La Crète est conquise, la Podolie (piémont des Carpates) et l’Ukraine passent sous domination ottomane. Cette suprématie est contestée entre autres par les Perses et les Habsbourg d’Autriche et surtout par la Russie de Pierre le Grand qui impose en 1681 le contrôle des orthodoxes de l’empire ottoman.

La chute de l’empire a lieu en 1683. Le grand vizir Kara Mustafa a décidé d’attaquer Vienne. Sa défaite est cuisante et marque le début du recul de la puissance turque en Europe.

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Pendant que du côté oriental, la présence musulmane en Europe décline, le sort de l’Europe se joue via ses puissances occidentales. Cette génération[2] est ainsi marquée par le règne de Louis XIV, le roi soleil qui correspond à une phase de grandeur, au moins au niveau de l’image, de la France.

Grâce au traité des Pyrénées, la France fait la paix avec l’Espagne en 1659 et en profite pour rattacher l’Artois, la Cerdagne et le Roussillon à son territoire. Alors que les nouvelles puissances du nord de l’Europe se dirigent vers un pluralisme religieux, la France, en sens inverse, révoque l’Édit de Nantes en 1685. Cela provoque l’exil de 200 000 huguenots ajoutant aux difficultés économiques de la France.

En plus des protestants, le Jansénisme, dont Pascal qui marque cette époque est un des prestigieux représentants, est également combattu dans une volonté de suppression du pluralisme confessionnel. Sous l’influence de Colbert, la France discerne la place que l’économie joue à présent dans la puissance des nations, et entre en Guerre contre la Hollande en 1672, inversant ainsi les alliances passées.

Cette guerre se finit en 1678 sur la paix de Nimègue en 1678 qui a vu échouer un grand pays comme la France à mettre à genoux le micro-état que représentent les un million et demi d’habitants des Provinces-Unies, petite république de « marchands de fromage ». La France se contente d’amputer les Provinces Unies de la Franche Comté et de quelques autres territoires.

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En[3] Angleterre, après l’épisode Cromwell, le roi Charles II incarne la restauration monarchique qui met également fin au puritanisme, il ne deviendra catholique que sur son lit de mort. Jacques II lui succède en 1685 et s’affirme comme roi catholique, ceci n’inquiète pas les Anglais car Jacques II est âgé et ses filles sont protestantes et mariées à des protestants. Mais il donne naissance à un fils Jacques Édouard, baptisé catholique qui supplante ainsi les princesses protestantes. La réaction entraîne une nouvelle révolution.

Les Juifs confrontés à la liberté de culte

À Amsterdam, la communauté juive essaie de se créer une unité dans un contexte complexe.

Ainsi, alors que depuis bien des générations, les Juifs n’arrivaient qu’à survivre au sein des nations, depuis peu, au sein des nations nouvelles, leur situation s’éloigne de celle du paria et la pratique de la religion devient moins complexe.

Cette liberté nouvelle n’est pas simple à gérer. Les premières difficultés ont lieu précisément à Amsterdam alors que c’est à Amsterdam justement où les Juifs commencent à être considérés comme des citoyens à part entière libres de pratiquer leur judaïsme. De nombreux cryptojuifs dans la péninsule ibérique étaient fidèles à la religion juive à travers une interprétation directe et personnelle de la Bible, seul livre juif qu’ils pouvaient posséder puisque intégré aux écritures chrétiennes. Mais bien sûr, ils ne pouvaient s’appuyer sur le Talmud et les autres écrits purement juifs qui définissent la pratique juive en dehors de la péninsule ibérique.

Uriel da Costa, un des proches de ceux qui avaient été arrêtés par l’Inquisition dans cette génération, et peut-être un de leur maître à penser, avait réussi lui à s’enfuir à temps et s’était réfugié à Amsterdam. Là il confronte sa vision de la religion basée quasiment uniquement sur l’interprétation directe de la Bible à celle de l’orthodoxie rabbinique elle-même principalement basée sur le Talmud et toute la littérature qui en est issue.

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Les cryptojuifs

La confrontation entre le judaïsme orthodoxe issu de la tradition et le judaïsme des cryptojuifs revenus au judaïsme entraîne les premières fissures au sein du monde juif à Amsterdam, territoire où le monde extérieur ne fait plus obstacle au judaïsme.

Le salut de l’âme d’un marrane ou de ses descendants avait fait l’objet de débat au sein de la communauté juive d’Amsterdam : pour certains le retour à la foi était toujours possible et salvateur, pour d’autres, l’âme était irrémédiablement perdue.

La confrontation du judaïsme issu du crypto-judaïsme à celui d’une orthodoxie juive à la fois trop éloigné de ce dernier et conservant certaines distances avec ceux qui tentent de revenir aux traditions ancestrales tout en les ignorant favorise l’apparition d’une certaine forme d’athéisme au sein de la communauté marrane et de leurs descendants.

Le sort d’Uriel Da Costa

À Amsterdam, Uriel Da Costa essaie de combattre la religion imposée par les rabbins.

Il subit un premier herem (excommunication) en 1625, il essaie de trouver sans succès son salut à Hambourg et retourne à Amsterdam et tente de se réconcilier en acceptant, suivant ses propres termes de faire le « singe parmi les singes », mais continue à déroger à de nombreuses pratiques religieuses telles que certaines pratiques alimentaires. Il subit un second herem en 1633.

Dans un isolement insupportable, il accepte une nouvelle fois de revenir à l’orthodoxie en acceptant une rétractation accompagnée des sanctions associées comme les 39 coups de fouets exigés par la tradition. Ne pouvant finalement supporter ce déshonneur, il se suicide en 1640. Il aura survécu à la confrontation avec l’Inquisition mais pas à celle envers ses coreligionnaires.

La mort d’Uriel Da Costa est loin de clore la problématique religieuse des descendants de marranes, leurs interrogations par rapport à cette religion avec laquelle ils ont été aussi longtemps éloignés ne s’estompent pas :

  • Depuis[4] la fin tragique d’Uriel Da Costa, la communauté semblait être à l’abri de crises majeures ; son apparente orthodoxie pouvait rassurer et les parnasim et les magistrats. Nous savons toutefois qu’elle n’était pas à l’abri d’un crypto-déisme rampant, sournois, contre lequel n’avaient cessé de s’élever rabbins et dirigeants. Quinze ans après la disparition d’Uriel, ce n’est pas seulement la communauté séfarade qui va être ébranlée, mais le judaïsme dans son entier. Un fils de bonne famille, Baruch Espinosa, va devenir Spinoza, le philosophe, et cela, en dépit de l’éducation juive soignée que durent lui donner les maîtres choisis par son père, parnas de 1649 à 1650.

Pour certain la rupture de Spinoza avec le judaïsme orthodoxe était dû à un autre crypto-juif réfugié à Amsterdam : Juan de Prado.

Spinoza et les sciences

Ce dernier commença à être critique sur la définition de Dieu. Rappelé à l’ordre par les autorités religieuses, il feint dans un premier temps de faire amende honorable mais ne put éviter la décision de Herem prise contre lui en 1657. Spinoza lui-même est frappé de Herem en 1656. Le grand nombre de Herems prononcé à cette époque à Amsterdam montre bien l’instabilité idéologique des membres de la communauté juive. Or celle-ci était plus due à la confrontation par les élites juives de l’époque entre l’enseignement juif reçu et la nouvelle façon d’aborder les sciences qui étaient en pleine expansion à cette époque.

L’enseignement de Descartes associé à la philosophie et aux sciences grecques étaient ainsi plus à même de semer le doute dans les esprits Juifs :

  • Entre 1959 et 1660[5], Spinoza était resté à Amsterdam où il découvrit, grâce au docteur van den Enden, un ancien jésuite, la philosophie de Descartes. Son maître spirituel le confirma dans sa rupture avec le judaïsme, car l’élève ne trouvait pas dans la science et les écrits des rabbins « ces vérités évidentes et bâties sur des démonstrations que Descartes recommande à ses disciples ».
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La réaction primaire de Spinoza fut une réaction violente envers le judaïsme et les religions en général, pouvant d’autant plus aisément être exprimé du fait de la très grande liberté d’expression dont jouissaient l’ensemble des habitants des Républiques Unies. Dans les générations précédentes, un Juif ne pouvait survivre en dehors de sa communauté que s’il l’abandonnait pour adhérer à la religion dominante, cela n’est plus le cas dans les Pays Bas d’alors.

Fort de son esprit rationnel, la réaction de Spinoza est une réaction de rejet, rejetant la religion juive et ses fondements ce qui lui valut l’accusation d’athéisme confortée par la parution du traité théologico-politique en 1670.

Plus tard, au XIXe siècle, l’analyse que Victor Hugo effectue sur Spinoza dans des textes méconnus résume assez bien l’abîme dans lequel le philosophe se trouve lorsqu’il essaie de redéfinir un monde qui ne prend plus appui sur les dogmes religieux:

  • Le dialogue qu’Hugo ébauche avec Spinoza prend en effet la forme d’un défi : penseur de l’ombre, « voix solennelle qui semble dégager de la nuit », « sophiste, lutteur, gênât, héros du gouffre ; Achille horrible du néant », « raisonneur fatal », qui a « tout démontré, tout broyé, tout prouvé », Spinoza a renvoyé l’homme à son inanité ; sorti du néant, « ce rien terrible », « gouffre du vide et de l’éternité (gouffre inutile, aveugle, illimité) », « celui-ci n’a plus qu’à y retourner et à s’y abîmer : « tout meurt », « toute est passable, transformation, fuite, avatar, sans lien, sans rapport, sans que rien se souvienne de rien ». La réalité a perdu son assise.

La réflexion de Spinoza révèle la difficulté des descendants de Marrane à se réconcilier avec le judaïsme de leurs ancêtres. S’ils n’en remettent pas en cause l’idée d’un Dieu unique conforme à l’image biblique, leur questionnement les place dans un vide qui pourrait être destructeur mais qui en fait est la base de la philosophie et du monde moderne.

C’est cette attitude qu’évoque le début du psaume de cette génération :

  1. Cantique des degrés. Des profondeurs de l’abîme, je t’invoque, ô Éternel !

Car en fait malgré le pseudo-athéisme affiché par Spinoza dans son traité théologico-politique en 1670, il réaffirme sa croyance en un Dieu unique et universel, même si cela est en dehors des dogmes des religions traditionnelles, dans ses ouvrages postérieurs ; tel l’Éthique en 1677.

Bien que se démarquant du judaïsme traditionnel, Spinoza crée son propre panthéon sans que la définition de Dieu (« un Dieu qui se confond avec l’univers ») soit incompatible avec la définition juive.

Tout en adoptant une réflexion philosophique originale qui tracera la voie aux principaux courants philosophiques modernes, les conclusions de Spinoza ne sont pas antinomiques à celles de l’orthodoxie juive :

  • Le Chapitre[6] XIV du « Traité théologico-politique » définit la foi par une soumission ou l’obéissance à Dieu. Mais ce qui est plus intéressant dans notre contexte n’est autre que la remarque de l’auteur sur les dogmes de la foi universelle : ceux-ci ne doivent pas être vrais, mais nécessaires, car aucun de ces dogmes ne contient de vérité philosophique parfaite sur ce qu’il énonce, mais doit renforcer l’obéissance. Voici les points mis en avant par Spinoza : Dieu existe, il est unique, il est partout, il a un pouvoir suprême sur tout : le culte de Dieu consiste en la pratique de la justice et de la charité. Ne seront sauvés que ceux qui obéissent à cette règle. Dieu pardonne leurs péchés aux repentants. Enfin, Spinoza souligne que tous ces dogmes sont nécessaires, ce qui leur confère un caractère essentiellement politique. À ses yeux, la législation biblique a une valeur politique et non religieuse.

Spinoza définit une soumission à Dieu – même s’il s’agit d’un Dieu « redéfini » -, un Dieu de justice qui encourage les pécheurs à se repentir de leurs fautes, et une âme à l’écoute de Dieu.

C’est ce qu’exprime le psalmiste dans la suite du psaume de cette génération :

  1. Seigneur, écoute ma voix, que tes oreilles soient attentives aux accents de mes supplications.
  2. Si tu tenais compte de (nos) fautes, Seigneur, qui pourraient subsister (devant toi ?)
  3. Mais chez toi l’emporte le pardon, de telle sorte qu’on te révère.
  4. J’espère en l’Éternel, mon âme est pleine d’espoir, et j’ai toute confiance en sa parole.

Sabbatai Zevi

Si les sciences et le modernisme ébranlent la foi de certains Juifs comme Spinoza qui tient à se démarquer de l’orthodoxie en se posant des questions sur la définition de Dieu et de l’âme, l’âme de ceux qui ne se remettent pas en question n’est pas plus tranquille.

En effet un autre gouffre – bien plus dangereux – guette les âmes des Juifs à cette époque et à cette génération, celui qui fait suite à la désillusion du faux messie Sabbatai Zevi.

Comme la plupart des autres communautés du monde d’alors, la communauté juive d’Amsterdam crut ardemment à la messianité de Sabbatai Zevi, des événements comme la paix de Münster en 1648 et le déclin de l’Espagne ainsi que les massacres en Pologne semblaient autant d’éléments confirmant l’imminence de l’ère messianique. La mission qu’exerça Menasseh Ben Israël auprès de Cromwell était elle-même imprégnée de cet espoir. Ceux qui parmi la communauté juive d’Amsterdam affirmaient leur scepticisme vis-à-vis de Zevi se mettaient la communauté à dos dont la plupart des membres en 1666 n’hésitaient pas à afficher leur enthousiasme et étaient prêts à s’embarquer pour la terre promise en abandonnant commerces et affaires.

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Spinoza ne se laissa évidemment pas emporter dans ces errements, la suite du psaume de cette génération constate ainsi que si le rationalisme de Spinoza et des Juifs de sa génération regardant le monde avec un regard critique peut à juste titre lui inspirer des questionnements, sa foi bien que mâle exprimée est supérieure à celle de ceux qui sont prêts à abandonner toute raison rationnelle dès qu’un espoir messianique se fait jour.

Ces derniers, plutôt que de chercher leur propre accomplissement, ne portent d’espoir qu’à la rédemption imminente du peuple Juif via un Messie providentiel. Rédemption messianique marquant la fin de la nuit,  ils guettent l’aurore (messianique) : ce sont les guetteurs du matin.

C’est ce qu’exprime la suite du psaume de cette génération :

  1. Mon âme attend le Seigneur plus ardemment que les guetteurs n’attendent le matin.

En effet l’aventure Sabbatai Zevi fut une expérience dramatique pour le judaïsme de cette époque :

  • Shabbetaï Zevi[7] mourut soudainement le 17 septembre 1676, le jour du Grand Pardon. Il était âgé de cinquante ans. Un peu plus de trois ans après, le 11 janvier 1680, Nathan de Gaza mourut à son tour. Seuls leurs fidèles eurent connaissance de leur trépas.
  • Dans toute la région méditerranéenne et le Nord de l’Europe, de petits groupes d’adeptes continuèrent à se réunir ; ils se retrouvaient pour parler de leur Messie et se livraient à d’étranges pratiques, marquées parfois d’un caractère sexuel. Ils voulaient sanctifier le mal et hâter l’avènement de l’ultime rédemption : le péché lui-même était sacré dans un monde racheté qui n’avait plus besoin de la Loi. Le mouvement dura encore une centaine d’années et compta parmi ses membres de grandes familles de rabbins.
  • Peu de personnes aiment en parler aujourd’hui. Les érudits rabbiniques et rationalistes cherchent à dénigrer l’importance de ce mouvement. Or, si l’histoire juive avait connu plus d’un faux messie, aucun mouvement n’avait eu un effet aussi important sur l’ensemble du peuple que celui de Shabbetaï Zevi et Nathan de Gaza, aucun n’avait révélé les turbulences volcaniques et apocalyptiques sous la surface rigide du légalisme rabbinique.
  • Le peuple s’en retourna à la sinistre routine d’un exil interminable. Mais les espoirs avaient été trop grands pour que l’on acceptât à nouveau de supporter passivement toutes les souffrances. Les historiens affirment que le nombre de Juifs convertis au judaïsme augmenta au cours du XVIIIe siècle. Les rabbins, qui étaient sur leurs gardes quant aux hérésies, se mirent à excommunier ceux qu’ils soupçonnaient d’être des fidèles de Shabbetaï Zevi, en Allemagne, en Italie, en Afrique et en Pologne.
  • Selon[8] un paradoxe remarquable, Spinoza promeut deux orientations foncières du judaïsme moderne : l’assimilation tout d’abord, voire l’abandon pur et simple du judaïsme de la tradition, lequel ne se maintiendrait que par « l’observation de rites extérieurs opposés à ceux des autres nations » et par « la haine universelle » qui s’ensuit (Traité théologico-politique, III). L’assimilation est donc l’horizon inéluctable de l’État démocratique. Spinoza entrevoit la perspective et la possibilité du sionisme politique : « j’attribue une telle valeur au signe de la circoncision qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si même les principes de leur religion n’amollissaient leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à une occasion donnée les Juifs rétabliront leur empire et que Dieu les élira de nouveau (ibid.) ».

Comme l’indique la fin du psaume, l’attitude de Spinoza est supérieure en terme d’accomplissement que celles de ceux qui se perdent dans les faux espoirs suscités par Shabbetaï Zevi. Spinoza, en dehors du refuge dans l’orthodoxie entrevoit déjà deux voies pour le peuple Juif, soit l’assimilation soit un sionisme avant l’heure, à consonance laïque :

Ainsi contrairement aux disciples de Sabbatai Zevi qui veulent l’avènement messianique tout de suite, Spinoza pense à juste titre que si le modernisme qui s’annonce égarera de nombreux Juifs vers l’assimilation, une autre partie de ceux-là, ceux qui auront gardé quelques attaches aux principes fondamentaux du judaïsme, retrouveront grâce auprès de l’Éternel et retrouveront le chemin de la terre promise.

C’est la conclusion du psaume de cette génération :

  1. Qu’Israël mette son attente en l’Éternel, car chez l’Éternel domine la grâce et abonde le salut.
  2. C’est lui qui affranchit Israël de toutes ses fautes.
  • Cette génération fait partie de la 3ème garde de la nuit (générations 99 à 147).
  • Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
  • En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.

Spinoza ouvre la voie aux Lumières. De nombreux Juifs y adhèrent souvent déchirés entre assimilation et tradition :

  • À la suite[9] de Spinoza, de nombreux esprits « éclairés » font passer sur l’Europe un souffle d’ouverture et de tolérance. Le juif, considéré jusque-là comme le membre cupide et inassimilable d’une communauté refermée sur elle-même et sur des convictions d’un autre âge, apparaît chez eux pour la première fois comme un être humain égal à tous les autres en droit et en dignité. Ce souffle nouveau vient d’Angleterre avec Hume, auteur d’une « Histoire naturelle de la religion (1757) », ainsi qu’avec Locke dont la « Lettre sur la tolérance » paraît dès 1669. Il arrive aussi de France avec Diderot (1713-1784), Rousseau (1712-1778) et Voltaire, ce dernier auteur d’un « Traité sur la tolérance » publié en 1763. Mais il émane aussi d’Allemagne même où le fonctionnaire prussien Christian Wilhelm Dohm (1751-1820) reproche à l’état de ne pas traiter le juif comme un citoyen à part entière, où aussi le berlinois Friedrich Nicolaï dénonce le fanatisme dans son roman satirique « Vie et opinion de Sebaldus Nothanker».

Le mouvement des Lumières enclenché entre autres par Spinoza permet aux Juifs de se trouver une place dans le monde moderne qui éclot, dans la fidélité au judaïsme ou non.

Le mouvement messianique engendré par Sabbatai Zevi aura lui de nombreux effets négatifs sur les Juifs traditionalistes. Nombreux, parmi ceux qui l’ont suivi, se convertissent par désarroi ou dans un dernier espoir de messianisme dans le Christianisme ou l’Islam, ou dans des mouvements en marge des trois religions monothéistes. Comme ce fut le cas par exemple à Salonique :

  • Peu à peu[10] la fièvre messianique de la diaspora retomba, cependant pas complètement. Peu après la mort de Sabbatai, sa famille décida de transmettre l’héritage messianique à son gendre Quérido (« L’amoureux »), qui se proclama son fils et sa réincarnation. Sa propagande enflammée obtint à Salonique quelque résultat : trois cents familles constituèrent une secte (dünmeh, « apostats » en turc) d’apostats du judaïsme comme de l’Islam et furent donc rejetées de tous : ils pratiquaient l’Islam en public et un judaïsme ésotérique et hérétique en privé.

Ainsi Sabbatai Zevi est assimilable aux faux Pasteurs d’Israël qui en égarent les brebis :

  • (Mes brebis)[11] se sont dispersées faute de pasteur ; elles sont devenues la proie de toutes les bêtes des champs, par leur dispersion. Mes brebis errent par toutes les montagnes et sur toute colline élevée. Sur toute la surface de la terre sont disséminées mes brebis et nul ne s’enquiert d’elles, nul ne se met à leur recherche. C’est pourquoi, pasteurs, écoutez la parole de l’Éternel : « Par ma vie, dit le Seigneur Dieu, j’en jure, puisque mes brebis ont été livrées en proie et que mes brebis sont devenues la pâture de toutes les bêtes des champs, faute de pasteur, puisque mes pasteurs n’ont pas pris soin de mes brebis, qu’ils se paissaient eux-mêmes, sans faire paître de mes brebis, c’est pourquoi, ô pasteurs, écoutez la parole de l’Éternel : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici, je vais m’en prendre aux pasteurs, je réclamerai mes brebis de leurs mains et le leur enlèverai la conduite de mon troupeau, pour que les pasteurs ne se paissent plus eux-mêmes ; Je sauverai mes brebis de leur bouche, et elles ne leur serviront plus de pâture »

Si le mouvement messianique de Sabbatai Zevi a permis d’égarer autant de juifs, de « brebis », de la voie de Dieu c’est surtout dû à une adhésion massive des principaux dirigeants des communautés juives, les « pasteurs ».

La génération 130 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 94 du Deutéronome:

  1. Tes moutons seront livrés à tes ennemis,

Paul David

[1] Rédigé à partir de : (sous la direction de) Jean Delumeau : « Histoire du monde de 1492 à 1789 ». « La décadence de l’empire ottoman» (p. 330 à 333)

[2] Rédigé à partir de : (sous la direction de) Jean Delumeau : « Histoire du monde de 1492 à 1789 ». « Le « Beau » règne de Louis XIV». (p. 302 à 307), « La fin du règne de Louis XIV » (p. 334 à 336) et « Les Provinces Unies » (p. 314 à 317)

[3] Rédigé à partir de : (sous la direction de) Jean Delumeau : « Histoire du monde de 1492 à 1789 ». Chapitre « La Restauration anglaise ». (p. 322 à 327)

[4] Henry Méchoulan : « Être Juif à Amsterdam  au temps de Spinoza ». (p. 137)

[5] Henry Méchoulan : « Être Juif à Amsterdam  au temps de Spinoza ». (p. 146)

[6] Maurice Ruben Hayoun : « Les Lumières de Cordoue à Berlin – Une histoire intellectuelle du judaïsme (2) ». Préface (« Spinoza, Voltaire et Renan »). (p. XI).

[7] Chaïm Potok : « Une histoire du peuple Juif ». Chapitre : « La Laïcité : les Messies d’un monde brisé ». (p. 532,533)

[8] Collectif dirigé par Francine Cicurel : « Anthologie du Judaïsme – 3000 ans de culture juive ». Chapitre sur Baruch Spinoza. (p. 118)

[9] Roland Charpiot : « Histoire des juifs d’Allemagne, du moyen-âge à nos jours ». Chapitre : « Aufklärung et Haskala ». (p. 64)

[10] Riccardo Calimani : « L’errance juive ». Chapitre 19 : « Shabbetaï Zevi, le Messie qui trahit ». (p. 335)

[11] Ézéchiel chapitre 34, versets 5 à 10