1550 à 1570, psaume 124 : La pureté de sang

Résumé:

Cette génération est celle des années 1550 à 1570.

Suivant notre comptage, cette génération est la génération 124 associée au psaume 124. C’est dans ce psaume 124 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.

La découverte du nouveau monde auraient pu laisser penser à l’Espagne et le Portugal qu’elles resteraient les puissances dominantes du monde. Mais à cette génération, apparaissent déjà des signes d’essoufflement.

La réaction est un repli sur soi qui s’avérera fatal.

Pour combattre les Juifs qui ont accepté de rester en se convertissant, de bonne foi ou non, l’Espagne instaure la pureté de sang (« limpieza de sangre »). Un piège pour les Juifs qui n’ont pas fui.

Pendant que l’Espagne s’enfonce dans l’obscurantisme, le judaïsme renait en Israël grâce entre autres à l’impulsion d’anciens juifs ibériques ayant échappé au piège tendu. Les marranes portugais commencent également à essaimer dans les puissances naissantes d’Europe, embryons de futures communautés florissantes.

Développement:

Une hégémonie ébranlée

La découverte du nouveau monde ainsi que l’ouverture des routes commerciales vers l’Asie auraient pu laisser penser à l’Espagne et le Portugal qu’elles seraient les puissances dominantes d’un monde, qu’elles s’étaient d’ailleurs partagées, pour de longs siècles.

À la présente génération, cet espoir devient moins évident. Le Portugal voit déjà sa position hégémonique remise en cause.

Si les signes de la décadence sont déjà visibles, l’Espagne peut encore croire à la conservation de sa position hégémonique à la présente génération. L’Espagne renonce d’elle-même à l’Empire construit par Charles Quint (Charles V) en se séparant de l’Allemagne peut-être en ayant déjà conscience de ses limites financières et humaines (démographiques).

En essayant de conserver les Pays-Bas dans son giron, et surtout dans le giron du catholicisme, l’Espagne engage de nouvelles dépenses militaires qui finiront par lui faire prendre conscience des limites financières de l’apport du nouveau monde.

limpieza de sangre 

Malgré les signes d’essoufflement de sa puissance, l’Espagne prend à cette génération une décision qui l’affaiblira encore, qui sera également la fin de tout espoir pour les Juifs encore présents dans la péninsule Ibérique soit de retourner à la religion de leurs pères soit de se fondre dans la population en acceptant d’être des chrétiens loyaux :

  • La plupart[1] des convertis venus du judaïsme devinrent des chrétiens très pieux. Mais les Espagnols étaient apparemment incapables de se faire à leur présence. Les conversos participèrent brillamment au XVIe siècle espagnol, âge d’or de cette civilisation. Parmi les grands personnages issus de leurs rangs se trouvaient Sainte Thérèse d’Avila, mystique et fondatrice de couvents, Fernando de Rojas, auteur de la première grande œuvre littéraire de la Renaissance espagnole, Diego Lainez, ami de Saint Ignace de Loyola et deuxième général de l’ordre des Jésuites, Francisco de Vitoria, le plus grand juriste du XVIe siècle ; il y avait encore des poètes, des humanistes, des romanciers. La plupart des Espagnols trouvaient les conversos de l’aristocratie insupportables.
  • En 1547, un homme d’origine humble et donc « sans tache », – un archevêque du nom de Siliceo – promulgua un statut sur la « limpieza de sangre », ou « pureté de sang », qu’il imposa à Tolède. À l’avenir, seuls ceux dont le sang était sans tache, non corrompu par celui des conversos et qui n’avaient pas eu à souffrir d’accusations d’hérésie, pouvaient être nommés à des fonctions ecclésiastiques. En 1556, le roi Philippe II (qui venait d’accéder au pouvoir en Espagne) approuva ce statut. « Toutes les hérésies en Allemagne, en France et en Espagne, remarqua-t-il, ont été amenées par les descendants des Juifs. » C’était un pur fantasme en ce qui concernait les juifs de France et d’Allemagne. Mais le plus étrange est que Philippe II avait lui-même des ascendants juifs.
  • Les statuts de la « limpieza » gagnèrent toute l’Espagne. Les conversos furent exclus des guildes et des collèges, et certaines villes leur furent interdites. Les organisations religieuses et laïques firent de la pureté du sang une qualité indispensable pour leurs nouveaux membres. Il fallait avancer la preuve qu’on possédait un arbre généalogique sans la moindre « tache ».
  • Cette obsession se perpétua pendant tout le XVIe siècle jusqu’au XVIIe. Les communautés semblaient s’entendre pour rendre leurs lois sur la pureté du sang toujours plus strictes. Les rumeurs les plus vagues sur une quelconque ascendance juive devenaient des souillures irréparables. L’honneur d’un homme ne dépendait plus de ses seuls actes, mais de l’écho obsédant d’un passé qu’il ne contrôlait pas. […] Pendant des siècles, l’Espagne fut dévorée par la haine des étrangers juifs.

Ainsi le psalmiste peut faire pour cette génération un bilan positif pour les Juifs qui ont pu s’échapper d’Espagne et du Portugal en constatant le piège qui s’est abattu sur ceux qui n’ont pu ou n’ont pas voulu quitter ces pays :

  1. « Cantique des degrés. De David. Si l’Éternel n’avait été avec nous – peut bien dire Israël –
  2. Si l’Éternel n’avait été avec nous quand tout le monde se levait contre nous,
  3. ils nous auraient avalés tout vivant dans le feu de leur colère contre nous ; »
    • Les Juifs qui sont restés en Espagne et au Portugal pensant pouvoir cacher leur religion réelle derrière un christianisme de façade se sont retrouvés sur les bûchers de l’Inquisition. Contrairement à leurs ancêtres qui avaient subi les Wisigoths ou les Almohades, il n’y a pas eu de retour possible vers le judaïsme et le feu de la colère des inquisiteurs fut la seule réponse à leur espoir.
  4. « les eaux nous auraient submergés, un torrent aurait passé sur nous.
  5. Oui[2], notre âme aurait vu passer sur elle les eaux impétueuses ».
    • Ceux qui sont restés en Espagne et au Portugal ont dû se soumettre aux eaux du baptême chrétien. Ce sont ces « eaux impétueuses » qui ont été fatales aux Juifs restés en Espagne et au Portugal et surtout à leur âme car, ils ne pourront plus jamais revenir au judaïsme et dans le christianisme ils seront toujours considérés comme des parias. Leur âme est ainsi condamnée à vivre dans un néant entre judaïsme et christianisme.

Les Marranes et la renaissance du judaïsme

À cette génération alors que les Marranes ne gardent du judaïsme que quelques rares pratiques discrètes, Joseph Caro à Safed unifie pour les Juifs pratiquants qui peuvent encore librement pratiquer leur religion la façon de se conformer aux lois juives.

Dans le même temps où les Juifs se trouvaient pris au piège en Espagne et au Portugal, une certaine renaissance juive avait lieu en terre d’Israël sous l’impulsion d’un personnage à la destinée particulière :

  • En 1553[3], le médecin juif de Soliman lui présenta Joseph Nasi, dont la famille était contrainte de se convertir au christianisme avant de fuir à Istanbul, après un périple par la Hollande et l’Italie. Là, il s’attira la confiance du sultan et devint l’agent confidentiel de son fils et héritier. Joseph connut des diplomates européens comme le Grand Juif, gérait un empire commercial complexe, et servait d’émissaire et de mystérieux intermédiaire international au sultan, arbitre de la guerre et de la finance, médiateur entre l’Orient et l’Occident. Joseph croyait dans le retour des Juifs en Terre promise, et Soliman lui accorda la seigneurie de Tibériade, en Galilée. Il rebâtit la ville, y installa des Juifs italiens, planta des mûriers afin de développer l’industrie de la soie, et fut le premier Juif à implanter des Juifs en Terre sainte. Il édifia sa Jérusalem en Galilée, car cet expert des choses du pouvoir savait que la véritable Jérusalem était la chasse gardée du sultan.
  • Cela n’empêcha pas Joseph de protéger les érudits juifs de Jérusalem, où Soliman insista sur la supériorité de l’Islam et l’infériorité des deux autres religions avec un soin méticuleux qui se retrouve encore aujourd’hui dans la ville. Il se battait alors contre l’empereur Charles Quint, aussi son attitude vis-à-vis des chrétiens était-elle en partie fonction des nécessités cyniques de la diplomatie européenne. Les Juifs, eux, importaient peu.
  • Ils continuaient de prier autour du mont du Temple et sur les pentes du mont des Oliviers, ainsi que dans leur principale synagogue, la Ramban, mais le sultan aimait l’ordre en toutes choses. Opposé à tout ce qui pouvait menacer le monopole musulman sur le mont du Temple, il alloua aux Juifs une rue de trois mètres de large le long du mur du soutènement du temple d’Hérode, pour qu’ils puissent y prier. Cette décision répondait à une certaine logique, puisque la rue longeait leur ancienne synagogue de la Grotte, et qu’elle jouxtait le quartier juif, où les Juifs avaient commencé à s’implanter au XIVe siècle. Mais le site était surplombé par le quartier maghrébin musulman. Le culte juif était soigneusement réglementé, et les Juifs durent plus tard obtenir un permis pour pouvoir y prier de toute façon. Les Juifs eurent tôt fait de baptiser l’endroit « Ha-Kotel », « Le Mur ». Les étrangers parlent du mur occidental ou de mur des Lamentations, et ainsi, ses pierres taillées de couleur dorée sont devenues le symbole de Jérusalem, emblème de la sainteté.

Ainsi, le piège qui a essayé de se renfermer sur le judaïsme hispanique et qui aurait pu emporter avec lui une des composantes essentielles du judaïsme n’a pas eu l’effet redouté. Le judaïsme renaît en terre d’Israël, pendant que les Marranes Portugais, en fait Juifs espagnols convertis de force, commencent à essaimer dans les puissances naissantes d’Europe.

Tout cela est facilité par l’arrivée de la réforme qui a pour effet une moindre pression sur les Juifs et également un début de tolérance en terre allemande où les exactions contre les Juifs se raréfient. Dans le même temps, le judaïsme Polonais est en plein essor avec une protection bienveillante des dirigeants qui les épargne pendant encore quelques générations des massacres qui avaient cours ailleurs aux générations précédentes.

La conclusion suivante illustre bien le paradoxe du résultat de l’Inquisition :

  • Par[4] un curieux retournement de l’histoire, parce qu’il fit associé à l’apparition d’une économie mondiale tournée vers l’Atlantique et à l’ascension de nouveaux centres commerciaux au nord-ouest de l’Europe, l’épisode nouveau chrétien ne déboucha pas seulement sur un renouveau de la présence juive dans une Europe occidentale qui l’avait rejetée depuis le moyen-âge. Il finit par conduire également à l’émergence de nouveaux centres juifs aux Amériques et ailleurs. Dans le monde anglo-saxon, les Juifs réapparurent au milieu du XVIIe siècle comme émigrants nouveaux-chrétiens, partant d’Amsterdam pour Londres ou du Brésil hollandais pour ce qui allait devenir les colonies britanniques du Nouveau Monde. Les communautés sépharades d’Occident se tournèrent ainsi vers de nouvelles directions, ces régions mêmes où se produisirent quelques-uns des grands bouleversements de l’histoire contemporaine des Juifs. L’expulsion des Juifs d’Espagne et la série d’événements qui aboutit à l’extinction de toute vie juive dans la péninsule ibérique semèrent en fait les germes d’une renaissance juive en Europe occidentale.

Ainsi, le psalmiste peut bien conclure le bilan de ce psaume par une conclusion positive même s’il est évident que l’exil n’est pas terminé et que d’autres malheurs guettent malheureusement le peuple Juif aux prochaines générations. Mais pour cette génération, le peuple Juif a bien sauvé son âme en préservant sa foi en dehors de la péninsule hispanique où tout avait pourtant été fait pour que cette âme, cette foi, disparaisse.

C’est la conclusion du psaume de cette génération:

  1. Béni soit le Seigneur qui ne nous a pas livrés en pâture à leurs dents !
  2. Notre âme a été sauvée comme un passereau du filet des oiseleurs : le filet s’est rompu, et nous sommes sains et saufs.
  3. Notre salut est dans le nom de l’Éternel, qui a fait le ciel et la terre.
  • Cette génération fait partie de la 3ème garde de la nuit (générations 99 à 147).
  • Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
  • En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.

Le filet s’est en effet rompu, cela ne signifie pas que tous les oiseaux (les âmes) ont pu s’échapper, mais suffisamment d’entre eux sont en dehors du filet et assure la gloire de l’Éternel pour les générations à venir.

Rappelons que l’oiseleur avait été évoqué précédemment en référence à Henri 1er l’Oiseleur fondateur de la dynastie germanique. Celui-ci est évoqué dans la génération 91 (voir bouton d’accès joins ici)

Le piège de l’oiseleur s’est souvent refermé sur les Juifs en terre allemande dans les générations précédentes et malheureusement se refermera une nouvelle fois au XXe siècle.

À cette génération par le biais de la réforme, la sphère allemande a évité une généralisation de l’Inquisition à toutes les terres chrétiennes, ce qui aurait eu des effets irréversibles sur le judaïsme. Ainsi l’abdication de Charles Quint est le signe du filet rompu à l’extérieur de la péninsule Ibérique : le judaïsme peut survivre et se développer en dehors de l’Espagne et du Portugal.

Pour les autres, ceux qui sont prisonniers du filet de l’inquisition, la pression ne se relâche pas. Ainsi même en Espagne où le judaïsme pourrait être considéré comme disparu à cette génération, les efforts de l’Inquisition envers les Juifs ou plutôt les crypto-juifs, seule présence juive possible en terre ibérique, restent soutenus:

  • Vers[5] 1550, des rumeurs circulèrent faisant état de foyers judaïsants dans les villes du royaume de Castille et dans des endroits reculés et peu accessibles où l’Inquisition ne s’était pas implantée. L’Inquisiteur général Valdès profita de la hantise de la pureté de sang pour tenter d’éradiquer ces « synagogues » secrètes. De fait, l’Inquisition obtint des résultats dans les régions secrètes de Malaga, de Grenade et de Lorca ainsi qu’en Estrémadure. L’exceptionnelle rigueur et les procédés employés mirent à jour des systèmes de solidarité interne dans ces communautés qui étendaient leur réseau bien loin dans le pays.

Mais parmi ceux qui ont réussi à s’enfuir, à « s’échapper du filet », certains se font prendre par de nouveaux « oiseleurs », ainsi la décision du pape Paul III (1534-1549) de 1547 autorisant les Juifs levantins, intégrant de nombreux marranes, à s’installer à Ancône est dramatiquement remise en cause par un de ses successeurs :

  • Dans l’Italie catholique[6], la Contre-Réforme pose toutefois de sérieux problèmes aux Juifs. L’attitude de la papauté se durcit considérablement et en vient à se retrouver au diapason des Inquisitions ibériques. Les familles portugaises d’Ancône sont arrêtées par le pape Paul IV (1555-1559) sous l’accusation de judaïser et d’avoir abandonné leur ancien statut de chrétiens. Beaucoup montent sur le bûcher en 1555, au grand scandale du monde juif. La papauté lance une campagne destinée à pousser les duchés, principautés et villes d’Italie à expulser les nouveaux chrétiens vivant désormais ouvertement comme des Juifs et à imposer à ces derniers des restrictions accrues.

La génération 124 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 59 du Deutéronome:

  1. (et) tu seras maudit à ta sortie,

Paul David

[1] Chaïm Potok : « Une histoire du peuple Juif ». Chapitre : « Le christianisme, perdus dans le pays enchanté ». (p. 499-500)

[2] Traduction Chouraqui de ce verset : « Alors elles passeraient sur notre tête, les eaux impétueuses ».

[3] Simon Sebag Montefiore : « Jérusalem – Biographie ». Chapitre : « Mystiques et messies ». (p. 356,357)

[4] Esther Benbassa et Aron Rodrigue : « Histoire des Juifs sépharades ». Chapitre : « La fin de Séfarad ? ». (p. 69)

[5] (dirigé par) Henry Méchoulan : « Les Juifs d’Espagne, histoire d’une diaspora, 1492-1992 ». Chapitre de Jaime Contreras y Contreras :  « Conversos et judaïsants après 1492 ». (p. 46)

[6] Esther Benbassa et Aron Rodrigue : « Histoire des Juifs sépharades ». Chapitre : « La fin de Séfarad ? ». (p. 56,57)