Résumé:

Cette génération est celle des années 1650 à 1670.

Suivant notre comptage, cette génération est la génération 129 associée au psaume 129. C’est dans ce psaume 129 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.

Persécutés lors des précédentes générations, nombre de Juifs allemands avaient trouvé refuge sur les terres polonaises et en Lituanie. Pendant de nombreuses décennies, ce refuge les avait mis à l’abri de toutes nouvelles persécutions.

Malheureusement, depuis la génération précédente l’instabilité règne avec des révoltes récurrentes de Cosaques. Dirigés par Bodan Chmielnicki, les Cosaques sont les premiers à massacrer ou rançonner les communautés juives. Le revers de fortune des Juifs de Pologne s’accentue avec l’entrée en jeu des armées suédoises en 1655 qui envahissent le pays. Ces armées procèdent à de nombreux massacres de Juifs, imitées en cela par les armées Polonaises.

La population juive de Pologne et Lituanie comptait 350 000 âmes en 1648. Elle n’était plus que de 150 000 à la sortie de cette période de troubles nommée « Déluge » (Potop).

Alors qu’aux générations précédentes l’émigration juive en Europe fuyant les massacres était une migration de l’ouest vers l’est, le « déluge » produit une émigration inverse de l’est vers l’ouest, vers l’Allemagne principalement. La présence juive à l’est de l’Europe ne disparaît pas voire se renforcera aux générations suivantes malgré les nombreux pogroms qui suivront.

Également pendant cette génération, en Angleterre, à l’issue d’une guerre civile, une république dirigée par Cromwell se met en place. Cromwell était un hébraïste qui croyait que le Christ ne reviendrait que quand les Juifs seraient rentrés à Sion et qu’ils se seraient convertis au christianisme. La période Cromwell bien qu’éphémère initialise le retour des Juifs en Angleterre à une période clé de celle-ci, puisque celle-ci deviendra bientôt une des plus grandes puissances mondiales.

Développement:

Bodan Chmielnicki

Aux générations précédentes, les Juifs avaient pu trouver lors des persécutions en Europe (Allemagne en particulier), un refuge en Pologne et en Lituanie où ils étaient jusqu’à présent relativement épargnés des poussées anti-juives. Ils subissent depuis la fin de la génération précédente un renversement complet de leur condition.

Ce renversement amorcé par la révolte des Cosaques contre le pouvoir polonais et par ricochet contre les Juifs a été dénommé le « déluge » par les Juifs de Pologne :

  • Dans[1] un climat de relative prospérité, les garanties juridiques des Juifs de Pologne, lentement édifiées depuis le moyen-âge, semblaient inébranlables. La coexistence des populations juive et chrétienne n’était pas sans ombre, mais elle pouvait paraître idyllique comparée à la situation des autres pays d’Europe. Le rôle joué par les Juifs dans l’économie polonaise leur avait permis de se construire une vie privée en harmonie avec leurs principes religieux. […]
  • Des révoltes de cosaques soutenues par des paysans, eurent lieu en 1630, 1637 et 1639. Le climat se dégradait tant au détriment des Juifs qu’à celui des nobles. […] Le martyre des Juifs commença, en mai 1648, à Niemirow ; en juin les Cosaques, conduits par leur capitaine Maxime Krzywonos, se portèrent à Tulczyno ; ils commirent tant de crimes que les « princes de Pologne » décidèrent de venger leurs frères et dépêchèrent une armée depuis le Lituanie.
  • Le 20 juillet 1648, les Cosaques assiégèrent la ville de Polonne avec l’aide des paysans orthodoxes des environs ; les troupes polonaises battirent en retraite et les communautés juives de Zaslaw et de Konstantynow, de Sluck et de Bar furent anéanties. Chmielnicki s’en fut ensuite assiéger Lwow, où les Juifs rachetèrent leur vie contre de l’or, puis Zolkiew et les villes de Podolie où les habitants en firent autant. En novembre 1648, ce fut le tour de la communauté de Narol, puis de celle de Zamosc qui se rachetèrent, ainsi que les communautés alentour. […]
  • Pendant les négociations de paix (entre le nouveau roi de Pologne Jan II Casimir -1648/1668- et Bodan Chmielnicki, le chef de la révolte Cosaque), les Juifs exilés tentèrent de retourner chez eux, mais à nouveau, en février 1649, des massacres se déroulèrent à Ostrog et dans les environs avec la complicité des habitants chrétiens qui furent ensuite punis par les troupes polonaises. […]
  • L’arrivée des Juifs de l’est (les plus pauvres contraints à l’exil) dans les petites villes du territoire de la Couronne n’était pas bien acceptée. […] De fait, les hostilités reprirent entre 1651 et 1653. Après l’entente conclue, en 1654 à Perejaslaw, entre Russes et Cosaques, les Moscovites occupèrent la Russie Blanche et la Lituanie en même temps que les Cosaques s’établissaient sur la Vistule. Ils n’en furent repoussés que grâce aux Tatars, provisoirement alliés des Polonais. L’affaiblissement de la puissance de l’État polonais mit en péril les communautés juives de Lituanie. Ainsi, rabbi Moses ben Naphtali Hirsch Rivkes rapportait que, le 28 juillet 1655, la communauté de Wilno avait été presque entièrement massacrée par les Moscovites.
  • Non seulement les pertes subies par les populations juives des régions orientales furent lourdes, non seulement l’animosité des populations chrétiennes à leur égard fut considérable, mais de plus cet épisode devait devenir pour plusieurs siècles l’objet de légendes. Au XIXe siècle, des intellectuels ukrainiens composèrent la « Légende historique de l’Ukraine » et fondèrent la nation ukrainienne sur le sentiment de terreur qu’auraient fait régner, aux XVIe et XVIIe siècles, les Polonais et les Juifs.

Les Suédois

Au milieu du XVIIe siècle, se manifesta un autre danger : l’armée suédoise. Pendant l’été 1655, le roi de Suède, Charles X Gustave, pénétra en Grande Pologne et en Lituanie ; la faiblesse militaire de l’armée polonaise et la trahison de magnats lui assurèrent une victoire éclair. Les excès de la soldatesque suédoise provoquèrent l’organisation de la résistance polonaise dès l’automne 1655 : le roi de Pologne, réfugié en Silésie, rentra en janvier 1656 et, dès juin, Varsovie fut reprise. Avec l’appui de l’empereur et celui de la France, la paix put être rétablie, en 1660, à Oliwa.

Les passages répétés des armées suédoises et polonaises avaient donné l’occasion de nouvelles souffrances et de nouveaux massacres de Juifs.

En Grande Pologne, en mai 1656, le général polonais Stefan Czarnecki fit tuer les membres de cent familles juives à Kowal et, le même mois, quarante autres à Lopienno. La même année, les Suédois incendièrent le quartier juif d’Innowroclaw et le général suédois Wressowitz anéantit six cents familles juives à Kalisz. Entre 1656 et 1660, les familles juives de Gniezno, de Pila et de Pakosz furent massacrées. En petite Pologne, à Chmielnik, en 1656, les Suédois exterminèrent cent familles juives. L’anti-judaïsme pillard et occasionnel des armées devint le lot de la société polonaise après que les Suédois eurent levé le siège de Jasna Gora (Czestochowa) en 1655.

À vrai dire, la guerre avait débridé les tendances à l’anti-judaïsme. En 1656, le roi avait dû interdire aux soldats de maltraiter les Juifs. […] À la sortie de cette période de troubles nommée « Déluge » (Potop), la politique royale eut pour objectif le maintien de l’ordre et l’approvisionnement du Trésor royal : dès 1658, le roi avait autorisé les Juifs exilés à rentrer chez eux et à reprendre leurs activités « dans l’intérêt du Trésor ». Tout le pays avait souffert et continuait à souffrir. Il fallait trouver des responsables à ces malheurs : les Juifs et les réformés faisaient d’excellents boucs émissaires.

Le bilan du déluge

Le bilan de ces années de « déluge » est particulièrement négatif pour la population juive de Pologne qui décroît brusquement à la fois directement par les effets des massacres subis mais également par l’émigration qui s’en est suivie:

  • Les expulsions[2] des Juifs des pays d’Europe occidentale au tournant des XVe et XVIe siècles avaient entraîné leur migration d’ouest en est, à travers l’Allemagne, la Bohème et la Silésie vers la Pologne et la Lituanie. Les espaces peu densément peuplés et immenses, allant de la Baltique à la mer Noire, de la « république des deux nations » que formaient le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie réunis devinrent, à partir du XVe siècle, le lieu de résidence du plus grand nombre de Juifs d’Europe. Leur progression fut rapide : au XVe siècle, ils n’étaient que quelques milliers dans « l’Union polono-lituanienne », alors que vers 1550, 160 000 y vivaient, puis 350 000 vers 1648, représentant entre 5 % et 7 % de la population. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les pogroms et l’émigration provoquée par les grands massacres, perpétrés par les cosaques soulevés entre 1648 et 1658 sous le commandement de leur hetman Bohdan Chmielnicki, et pendant les guerres russes et suédoises, de 1654 à 1660, les décimèrent temporairement. Leur nombre baissa jusqu’à 150 000 personnes, puis remonta (près de 800 000 en 1765 en Pologne/Lituanie).

Alors que l’arrivée de la modernité aurait pu laisser espérer au peuple Juif la fin des massacres, le « déluge » qui se produit en Pologne, terre jusqu’à présent relativement épargnée à ce sujet rappelle aux Juifs qu’ils sont toujours en exil et qu’ils doivent encore subir les exactions des peuples avec lesquels ils cohabitent.

C’est ce lourd tribut que les Juifs paient régulièrement pour survivre en exil que le psalmiste rappelle en début du psaume de cette génération dont les termes sont particulièrement adaptés à ce qu’ont subi les Juifs de Pologne pendant le déluge, comparable à ce qu’ont subi de nombreuses autres générations de l’exil avant cette génération et malheureusement dans de nombreuses autres générations après celle-ci :

  1. Cantique des degrés. Violemment on m’a persécuté dès ma jeunesse – peut bien dire Israël –
  2. Violemment on m’a persécuté dès ma jeunesse, mais on n’a pu triompher de moi.
  3. Des laboureurs ont labouré mon dos, y ont tracé de longs sillons.

Alors qu’aux générations précédentes l’émigration juive en Europe fuyant les massacres était une migration de l’ouest vers l’est, le « déluge » produit une émigration inverse de l’est vers l’ouest. La présence juive à l’est de l’Europe ne disparaît pas voire se renforcera aux générations suivantes malgré les nombreux pogroms qui suivront. Ce mouvement inverse permet aux Juifs de s’installer (ou de se réinstaller) dans les pays d’Europe de l’ouest qui domineront les générations à venir. C’est le cas de l’Allemagne qui s’était pourtant distinguée dans les générations passées dans le massacre de ses Juifs.

C’est également le cas pour Amsterdam où par exemple près de 1700 Ashkénazes trouvent refuge dans des conditions misérables en 1657.

Cromwell

En Angleterre, les tentatives de Jacques 1er (1566-1625), puis celles de son fils Charles 1er (1600-1649), pour installer une monarchie absolue se heurtent à la vive résistance du parlement anglais, jusqu’à provoquer une guerre civile qui sera fatale à la monarchie.

Charles 1er est décapité en 1649 laissant place à une république dirigée par Cromwell qui agit comme un roi tout en en refusant le titre. Charles II qui avait échoué à succéder à son père en 1649 y parvient enfin à la mort de Cromwell en 1658. Cette période initialise un nouveau mouvement messianique chrétien où les Juifs ont leur place:

  • L’angoisse[3] face à la catastrophe et l’espoir de la rédemption allaient de pair : la France et l’Angleterre furent ensanglantées par des guerres civiles tandis que, en Europe de l’Est, les Juifs de Pologne et d’Ukraine étaient massacrés par milliers par les Cosaques en maraude de l’hetman Khmelnytskyï. En 1649, Charles 1er fut décapité et Olivier Cromwell prit le pouvoir en tant que Lord protecteur. Ce soldat millénariste était convaincu que ces puritains, comme leurs frères de Nouvelle Angleterre, étaient le peuple élu :
  • « En vérité vous êtes appelés par Dieu comme le fut Juda, pour régner avec Lui et en Lui, dit-il. Vous êtes à l’aube des promesses et des prophéties. » Cromwell était un hébraïste qui croyait que le Christ ne reviendrait que quand les Juifs seraient rentrés à Sion et qu’ils se seraient convertis au christianisme. Objectivement, les puritains furent les premiers sionistes chrétiens. Jeanne et Enebezer Cartwright suggérèrent même que la Royal Navy « transporte les fils et filles d’Israël dans ses navires jusqu’à la terre qui fut promise à leurs pères en héritage éternel ».

La période Cromwell bien qu’éphémère initialise le retour des Juifs en Angleterre à une période clé de celle-ci, puisque celle-ci deviendra bientôt une des plus grandes puissances mondiales.

Ainsi le « déluge » qui porte un grand coup à la communauté juive de Pologne, la plus importante d’Europe avant 1650 ne porte pas un coup fatal au judaïsme européen qui au contraire renforcera son implantation et son expansion dans les pays d’Europe de l’Ouest. Ce signifie une ouverture vers la voie de la modernité y compris sur le plan des idées puisque ces pays pratiquent – dorénavant – une politique bien plus tolérante avec les Juifs. Celle-ci aura à terme pour conséquence que les Juifs soient enfin considérés comme des citoyens à part entière. C’est déjà quasiment le cas à Amsterdam en 1657 (pour les marchands juifs à l’étranger qui sont considérés comme des ressortissants de la République des Provinces Unies jouissant des mêmes droits que les marchands chrétiens).

Ainsi malgré le « déluge », le psalmiste peut conclure le psaume sur une note optimiste :

  1. L’Éternel est juste, il brise les entraves des méchants.
  2. Qu’ils rougissent et reculent, tous ceux qui haïssent Sion !
  3. Qu’ils soient comme l’herbe des toits, qui se dessèche avant qu’on l’enlève,
  4. dont le moissonneur n’emplit pas sa main, ni le faiseur de gerbes son giron !
  5. De sorte que les passants ne disent point : « La bénédiction de Dieu soit sur vous ! Nous vous bénissons au nom de l’Éternel »
  • Cette génération fait partie de la 3ème garde de la nuit (générations 99 à 147).
  • Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
  • En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.

Cette génération voit l’apparition d’un nouveau Messie : Sabbatai Zevi.

Vraisemblablement favorisé par le « déluge » qui commença à ravager le judaïsme en Europe de l’Est à partir de 1648, Sabbatai annonçait le jugement dernier pour 1666. Il entraîna un fol espoir auprès des communautés juives.

Arrivé à Constantinople, il fut arrêté par les autorités turques qui commençaient à craindre son influence sur la communauté juive. En 1666, le sultan lui offre le choix entre la mort et la conversion à l’Islam : il choisit la conversion et reçu en échange une pension du sultan. Ainsi s’acheva l’aventure du faux Messie mais pas la fin du mouvement ambigu qu’il avait déclenché au sein des communautés juives de la diaspora.

Sabbatai Zevi pour beaucoup était le Messie annoncé, le roi ultime du peuple Juif, soit, suivant la symbolique, associée à l’âne (de même que le bœuf est associé aux prêtres). Or ce Messie, Roi d’Israël, cet âne est dérobé aux espoirs du peuple Juif dans sa conversion à l’Islam laissant le peuple Juif dans un vide d’espoir qui sera fatal à beaucoup.

La génération 129 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 93 du Deutéronome:

  1. Ton âne sera volé devant toi, et ne retournera pas à toi,

Paul David

[1] Daniel Tollet : « Être Juif en Pologne, mille ans d’histoire du Moyen-Âge à 1939 ». (p. 84 à 92)

[2] (Collectif Antoine Germa/Benjamin Lellouch/Evelyne Patlagean) : « Les Juifs dans l’histoire ». Chapitre de Marie Elizabeth Ducreux: « Les Juifs dans les sociétés d’Europe Centrale et Orientale ». (p. 333/334).

[3] Simon Sebag Montefiore : « Jérusalem : Biographie ». Chapitre « Mystiques et messies ». (p. 363)