Résumé:

Cette génération est celle des années 1810 à 1830.

Suivant notre comptage, cette génération est la génération 137 associée au psaume 137. C’est dans ce psaume 137 que nous retrouvons donc une illustration des faits de cette génération.

La défaite de Napoléon entraîne un nouvelle donne européenne. A celle-ci vient s’ajouter les effets de la « Révolution industrielle ».

La puissance allemande en gestation accroît « Le désir d’intégration des Juifs allemands ».

Cette intégration passe souvent par la conversion à l’image de la figure marquante des Juifs Allemands: Heinrich Heine.

L’Allemagne, avec son économie et sa culture florissantes, est la nouvelle Babylone pour les Juifs.

Toute la complexité des rapports entre les Juifs et l’Allemagne est intégrée dans le poème « La Lorelei », écrit par Heine.

Développement:

Nouvelle donne européenne

Cette génération est marquée par la fin de l’aventure Napoléonienne et la nouvelle définition de l’Europe qui en résulte dans une période clé de l’histoire puisque cette génération marque également le début effectif de la révolution industrielle.

En Europe continentale, à la fin de la génération précédente, L’Empire Napoléonien est à son apogée, reproduisant approximativement celui de Charlemagne mille ans après celui-ci. Conduit à mener des guerres au-delà de cet empire, en Espagne et surtout en Russie, l’Empire s’effondre rapidement. Malgré quelques dernières victoires symboliques, Paris tombe en 1814 et Napoléon est obligé d’abdiquer. Le 30 mai 1814, la France est ramenée aux frontières de 1792, l’empire aura peu duré.

La dernière tentative de rétablissement de l’Empire est un échec complet et s’achève par la défaite des Français à Waterloo le 18 juin 1815. C’est la fin de l’aventure Napoléonienne.

Le congrès de Vienne redessine l’Europe dans des contours qui influenceront largement la suite de l’histoire du vieux continent.

Un des principaux adversaires à Napoléon, l’Angleterre en sus des résultats directs de sa victoire contre la France, profite à la fois de la révolution industrielle et de sa puissance maritime pour construire un Empire colonial en particulier en Inde au détriment des Français. Ce qui fera de l’Angleterre un des acteurs principaux de l’histoire mondiale des prochaines générations.

L’Angleterre doit toutefois abandonner ses prétentions en Amérique du Nord incapable de vaincre les Américains dans la guerre de 1812. La France, après avoir digéré la défaite Napoléonienne, commence à construire son empire colonial en 1830 via la prise d’Alger.

La révolution industrielle

L’Angleterre est en effet alors en plein développement industriel, un développement commencé au XIXe siècle grâce à l’exploitation de la machine à vapeur et le développement de la métallurgie couplé à l’exploitation des mines de charbon. Malgré son engagement en Europe continentale dans le conflit avec la France, son développement est en particulier dynamisé par les financiers.

Cette génération voit l’apparition des premières usines et par voie de conséquence de la classe ouvrière avec les premières grèves en Angleterre dès 1817 qui auront pour conséquence la naissance du syndicalisme. La révolution industrielle permet également aux États-Unis de devenir un des premiers acteurs mondiaux attirant de nombreux Européens en quête d’une seconde chance. Les États-Unis sont la première vraie démocratie en 1828 : le président Andrew Jackson est élu au suffrage – quasi – (l’esclavage est encore en vigueur) universel.

À cette génération, c’est la sphère d’influence allemande qui joue un rôle important pour le judaïsme.

Important pour le judaïsme du XIXe siècle mais malheureusement également pour l’avenir du judaïsme européen au vingtième siècle dont les prémices sont déjà visibles à certains visionnaires. Il faudra attendre encore près de cinquante ans avant que les Juifs de la sphère allemande obtiennent une émancipation comparable à celle obtenue par les Juifs de France à la Révolution française.

Le désir d’intégration des Juifs allemands

Malgré cela, ils participent déjà grandement à l’essor économique de l’Allemagne mais pour être des citoyens à part entière ou pour en avoir l’illusion, il faut se convertir au christianisme. Pas que franchissent de nombreux Juifs allemands surtout parmi l’élite.

Seule la conversion permet aux Juifs de franchir en apparence les dernières étapes pour devenir un citoyen allemand de plein droit. Pour la génération qui nous intéresse, l’histoire des Juifs d’Allemagne est marquée par l’après de l’aventure Napoléonienne.

Les pogroms de 1819 viennent s’ajouter à la politique réactionnaire en Allemagne en ce qui concerne les Juifs, leur accordant qu’une liberté extrêmement réduite, ce qui fruste les jeunes générations juives attirées par la société allemande.

Un des premières préoccupations de l’élite juive allemande est de repenser le judaïsme pour le rendre compatible avec la science.

D’autres choisiront la conversion pour obtenir les postes convoités.

Pour comprendre le début du psaume, il faut se souvenir de ce que représente l’exil de Babylone. Si les premières années furent redoutables, l’exil fut rapidement adouci :

  • La trente-septième[1] année de l’exil de Joïachin, roi de Juda, le douzième mois et le vingt-septième jour du mois, Evril-Mérodac, roi de Babylone, dans l’année même de son avènement, gracia Joïachin, roi de Juda, et le libéra de la maison de détention. Il lui parla avec bienveillance et lui donna un siège placé au-dessus des rois qui étaient avec lui à Babylone. Il lui fit changer de détention et l’admit constamment à sa table, toute sa vie durant. Son entretien, entretien permanent, lui fut assuré de la part du roi, suivant les besoins de chaque jour, tant qu’il vécut.

On peut quasiment parler d’exil doré.

Mais quel que soit le confort de celui-ci, cela reste un exil avec la mélancolie du pays perdu ou abandonné, la terre d’Israël, qui ne sera recouvré que plus tard.

À la présente génération, la situation des Juifs aussi bien en France qu’en Allemagne ainsi que dans d’autres pays d’Europe est également un exil doré.

Les Juifs profitent sur le plan matériel des retombées économiques de la révolution industrielle qui s’est amorcée. Ils ont obtenu l’émancipation en France, une semi-émancipation en Angleterre et un embryon d’émancipation en Allemagne.

Mais malgré cela les Juifs sont en exil, et ils l’apprendront à leurs dépens, l’Europe n’est pas la terre promise.

Heinrich Heine

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Heinrich Heine (1797-1856), lorsqu’il abandonne l’Allemagne pour la France compare le Rhin au Jourdain et la France à la terre promise :

  • Déjà, en 1826[2], Heine pense à un séjour ou même à un établissement à Paris, pour y vivre et surtout y écrire plus librement : « Les Français sont le peuple élu de la nouvelle religion ; c’est dans leur langue qu’ont été écrits les premiers évangiles et les dogmes ; Paris est la nouvelle Jérusalem, le Rhin est le Jourdain qui sépare le pays de la liberté du pays des Philistins. » Heine devait franchir le nouveau Jourdain le 17 mai 1831 et arriver à Paris le 20.

Mais l’illusion ne dure pas, à la fin de sa vie, il déclarera, malgré sa conversion en 1825 :

  • Une profonde transformation[3] s’est opérée en moi depuis ma maladie, je vais en faire l’aveu. Je ne suis plus « l’Allemand le plus libre après Goethe », « le grand païen numéro deux », que l’on comparait à Dionysos, paré des guirlandes de la vigne, je ne suis plus un Hellène joyeux de vivre, légèrement pansu, et regardant avec un sourire dédaigneux les Nazaréens mélancoliques du haut de ma vitalité, je ne suis plus qu’un pauvre juif, malade à mourir, une image ascétique de la misère, un homme malheureux !

L’Allemagne, nouvelle Babylone

Les rives du Rhin ont remplacé celles des fleuves de Babylone. C’est cette position ambiguë qu’occupent les Juifs dans la Babylone des temps modernes, celle de cette génération, matérialisée par les ressentiments de Heine, qui, comme nous le verrons à une parfaite vision de la situation réelle.

Celle qui est résumée dans le début du psaume de cette génération :

  1. Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion.

Heine[4] qui fut compagnon de Gans au Culturverein reprocha dans un premier temps l’attitude de Gans lors de sa conversion lui reprochant d’abandonner le navire. Toutefois[5], il ne résistera pas à la tentation et se convertira à son tour, pensant obtenir, suivant sa propre expression, son « ticket d’entrée » dans la culture européenne.

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Il y eut à cette époque une vague importante de conversion (environ 3500 cas dans l’État Prussien, entre 1812 et 1846, sur une population israélite de 22000 personnes) même si en général, les juifs s’intégrèrent dans la société allemande sans abandonner les traits qui en faisaient une entité collective.

La Lorelei

Avant sa conversion, en plus de sa position dans le mouvement du Culturverein, Heine est un brillant poète qui crée des chants qui le rendent célèbre dans l’Allemagne. Son chant le plus connu, qui sera mis en musique par de nombreux compositeurs est la « Lorelei ».

La version la plus connue est celle du compositeur Friedrich Silcher, elle devint un des chants les plus populaires en Allemagne. Les nazis, du fait de cette popularité ne pouvant interdire ce chant comme les autres œuvres juives, préférèrent indiquer que l’auteur était anonyme afin de rendre l’œuvre licite.

Une des traductions de celle-ci est fournie ci-après :

  • Je ne sais pas pourquoi je suis[6]
  • Si triste, pour quelle raison ;
  • Un conte d’anciennes saisons
  • Revient sans cesse et me poursuit.
  • L’air est plus frais, la nuit descend
  • Sur le cours paisible du Rhin :
  • La cime du rocher rougeoie
  • Dans le soleil à son déclin.
  • La plus belle des jeunes filles
  • Trône là-haut dans sa splendeur
  • Et l’or de ses bijoux scintille
  • Elle peigne ses cheveux d’or.
  • Les peigne avec un peigne d’or,
  • Et chante un air en même temps ;
  • C’est un chant avec une étrange
  • Et envoutante mélodie.
  • Mais le batelier dans sa barque
  • Est saisi d’un mal si poignant ;
  • Les écueils, et il ne les voit pas,
  • Il n’a d’yeux, là-haut que pour elle.
  • Dans les flots ont fini je crois
  • Par sombrer nef et nautonier ;
  • C’est elle qui les a noyés,
  • La Loreley, avec son chant.

Les premiers vers du chant de Heine résument bien la tristesse des Juifs alors en exil en Allemagne malgré leur relatif confort. Les Juifs sont ainsi écartelés entre la volonté de rester fidèle à la religion ancestrale et celle d’adhérer pleinement au peuple allemand en abandonnant celle-ci.

Cela est résumé dans la suite du psaume de cette génération :

  1. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ;
  2. car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs – des chants de joie. « Chantez-nous (disaient-ils), un des cantiques de Sion ! »
  3. Comment chanterions-nous l’hymne de l’Éternel en terre étrangère ?

Certains juifs essaieront de trouver une solution à cet écartèlement en essayant de réformer la religion mosaïque :

  • Israël Jacobson[7] (1768-1828), conseiller financier du roi de Westphalie Jérôme Bonaparte, est le pionnier de la réforme. Il fonde en 1810, à Seesen, en Basse-Saxe, une synagogue où la prière ne se fait pas seulement en hébreu mais aussi en allemand. On y célèbre à 12 et 13 ans la « confirmation » des filles et des garçons, pour calquer les « rites de passage » des adolescents juifs sur ceux des chrétiens.
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  • Et surtout, pour la première fois, on introduit l’emploi régulier de l’orgue pour le culte synagogal. Après la chute de Napoléon, Jacobson vient s’établir à Berlin et organise, dans sa propre maison, une synagogue de ce type. Le gouvernement prussien d’après 1815, hostile à toute innovation en politique comme en religion, fait cesser ces réunions de prières inusitées.
  • Au même moment, David Friedländer publie anonymement une brochure au titre très significatif : « De la nécessité que comporte la nouvelle organisation des communautés juives de réformer leur culte dans les synagogues, leurs établissements scolaires, les matières à enseigner et, en général, tout leur système d’éducation ». Friedländer y développe l’idée qu’il faut « méditer » les droits que le gouvernement prussien vient d’accorder aux Juifs (il s’agit de l’édit de 1812), et l’un des moyens qu’il préconise est le renoncement à tout particularisme national, la suppression dans la liturgie des prières qui expriment l’espoir d’un retour à Jérusalem. L’Allemagne est la patrie des Juifs allemands, leur langue est l’allemand, et le souvenir de Jérusalem tout comme l’emploi de l’hébreu doit être peu à peu éliminé. Cette fois encore, c’est le gouvernement prussien qui met un frein à ces projets en interdisant de changer quoi que ce soit aux rites et à la langue de tradition.

Le psalmiste réagit à cette initiative dans la suite du psaume :

  1. Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite refuse son service !
  2. Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies !

La prédiction de David se révélera malheureusement vraie dans les prochaines générations. L’affaire Dreyfus et le déferlement de l’antisémitisme en France à la fin du siècle fera prendre conscience aux Juifs de France, puis à ceux d’Europe, que l’Europe n’est pas la terre promise. Cela réaffirmé par la Shoah quelques générations plus tard.

Heine qui dans un premier temps avait accepté de « payer le ticket d’entrée » en acceptant la conversion, s’était rendu compte de son erreur, il décidera à la fin de cette génération de quitter l’Allemagne pour la France qu’il pense plus adaptée aux Juifs.

En quittant l’Allemagne, la justification de son choix est en fait prémonitoire sur l’avenir du judaïsme européen:

  • Pourtant[8] n’ayez, mes chers compatriotes (Heine s’adresse aux Français), aucune inquiétude, la révolution allemande ne sera ni plus débonnaire ni plus douce parce que la critique de Kant, l’idéalisme transcendantal de Fichte et la philosophie de la nature l’auront précédée. Ces doctrines ont développé des forces révolutionnaires qui n’attendent que le moment pour faire explosion et remplir le monde d’effroi et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséricorde, avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même scène des fichtéens armés dont le fanatisme et de volonté ne pourra être maîtrisé ni par la crainte ni par l’intérêt. (..) Mais les plus effrayants de tous seraient les philosophes de la nature, qui interviendraient par l’action dans une révolution allemande et s’identifieraient eux-mêmes avec l’œuvre de destruction ; car si la main du kantiste frappe fort et à coup sûr, parce que son cœur n’est ému par aucun respect traditionnel ; si le fichtéen méprise hardiment tous les dangers, parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité ; le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands, et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la crois, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants, l’exaltation frénétique des Berserkers que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui.
  • Alors, ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal.
  • Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre : car vous pourriez facilement vous brûler les doigts. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fichtéens, de philosophes de la nature ; ne riez point du poète fantasque qui attend dans les faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi ; il n’est pas très leste, et vient en roulant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez çà et là quelques hommes gesticuler un peu vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représentation. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des gladiateurs qui combattront à mort.
  • Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre, autour de l’Allemagne, pour voir de grands et terribles jeux. Je vous le conseille, Français, tenez-vous alors fort tranquilles, et surtout gardez-vous d’applaudir.

Il faut revenir au chant célèbre de Heine : Lorelei.

Ce nom[9] est celui d’un rocher qui culmine sur le Rhin à 132 mètres au-dessus du Rhin. C’est l’endroit le plus étroit du fleuve, l’avancée du rocher réduit d’un quart la largeur du fleuve. Le courant très violent et les nombreux rochers immergés ont causé de nombreux accidents de navigation. Le nom de Lorelei est également le nom d’une nymphe de la mythologie germanique (nixe) qui attire les navigateurs du Rhin à la perdition par ses chants, comme les sirènes de la mythologie grecque comme  l’épisode cité dans Ulysse.

En effet dans la mythologie grecque, la déesse Kirké mets en garde Ulysse dans sa future approche de l’île des Seirènes (sirènes : génies mi-oiseau, mi-femme).

Le mythe germanique reprend le flambeau du mythe grec qui s’appuyait sur une île de la Méditerranée, soit un rocher. Ce rocher est dans le mythe germanique associé à un rocher qui s’inscrit dans le fleuve nourricier de l’Allemagne : le Rhin.

La Grèce représentait Édom, la gémellité de Jacob. L’héritage grec a été repris par la Rome païenne puis pas l’Empire romain chrétien puis par l’Europe et est matérialisé dans les temps modernes par l’aire allemande.

Heine compare le Rhin au Jourdain lorsqu’il quitte l’Allemagne pour la France.

D’un côté l’Éternel, Rocher d’Israël et le Jourdain, fleuve de vie pour Israël. De l’autre, le rocher d’Édom et le Rhin, fleuve de mort prochaine pour Israël.

Or pour la génération qui nous intéresse et pour les générations qui suivront, les Juifs de l’aire allemande et de France qui n’auront pas les mêmes visions prophétiques que Heine se laisseront séduire par le chant de la Lorelei et voudront faire du Rhin leur fleuve de vie, soit du côté allemand, soit du côté français.

Des deux côtés, le rejet des Juifs s’amplifiera, peut-être plus encore que dans les générations précédentes justement parce que les Juifs de ces pays voulant devenir de vrais français ou de vrais allemands en sacrifiant leur foi et leurs traditions deviendront des sortes de fantômes dans ces mondes modernes nouveaux : ils ne sont plus juifs mais ne seront jamais réellement considérés comme allemands par les Allemands, français par les Français.

Et cela est aussi valable pour les autres pays européens : Autriche, Hongrie, Pologne, Russie, etc… Seule peut-être l’Angleterre fait exception, mais dans ce pays, les Juifs ont moins eu tendance à abandonner le rocher ancestral.

En France, l’antisémitisme qui s’amplifie à la fin du XIXe siècle et qui se libérera encore plus aisément lors de l’affaire Dreyfus douchera les espoirs d’intégration durable des Juifs de France. Dans l’aire allemande, le pangermanisme qui émerge durablement à la fin de l’épopée Napoléonienne fera des Juifs de façon définitive des étrangers en terre allemande. Celui-ci impactera durablement le comportement des Juifs allemands qui, comme Heine dans la première partie de sa vie, croiront acheter leur ticket d’entrée dans la germanité par une conversion au christianisme.

Mais ce ticket ne sera jamais validé. La symbiose judéo-allemande est un mythe auquel seuls les Juifs croient. Les Allemands, acceptent provisoirement les Juifs pour les accompagner dans la révolution intellectuelle, économique et industrielle du XIXe siècle mais ce n’est que temporaire. Aux premières tempêtes, les Allemands vomiront leurs Juifs, surtout ceux qui ont eu l’audace de se croire allemands.

Heine a accepté de chanter un cantique en terre d’exil, comme on lui a demandé.

Il y exprime d’abord sa tristesse puis évoque le rocher en concurrence avec le rocher de l’Éternel dans cette terre d’exil. Un écueil pour les Juifs qui penseront pouvoir accéder à la nationalité dans les puissances européennes de la nouvelle Europe industrielle. À l’image des navigateurs qui se laisse charmer par leurs chants, à l’image des chants de la Lorelei et de ceux des Seirènes de l’Odyssée, ils sombreront bientôt. Ils arrêteront de naviguer en terres européennes et en particulier dans les territoires de la Lorelei, les territoires allemands.

Mais la Lorelei représente surtout un écueil pour l’Europe elle-même et en particulier pour les Allemands et les peuples qui leur sont associés. La Lorelei, c’est le rocher qui vient entraver le cours du Rhin qui crée les turbulences, celui qui séduit les Européens dans la quête de leur identité avec le réveil des nationalismes qui est initialisé à cette génération.

En particulier[10] c’est à cette génération que le mythe de la race aryenne est créé basée sur une unité de langues, ainsi les langues aryennes sont apparentées à celles des Perses, des Latins, des Celtes, des Slaves, des Germains, des Arméniens ou des Grecs. Elles forment une famille qualifiée d’indo-européenne. On s’est très tôt demandé quelle pouvait être la langue-mère de cette famille.

Des linguistes comme William Jones, à la fin du XVIIIe siècle, remarquèrent l’aspect « parfait » du sanskrit, par rapport au grec ou au latin. L’idée que le sanskrit était la langue-mère fit alors son chemin. Comme ses locuteurs s’étaient appelés les Aryens, le terme fut appliqué à l’ensemble de la famille indo-européenne. Celui d’indo-européen apparut pour la première fois dans un article de Thomas Young, dans la Quarterly Review en 1813, mais c’est celui d’aryen qui s’imposa durant tout le XIXe siècle.

Cette utilisation du terme Aryens a décliné durant la première moitié du XXe siècle. C’est alors que les nazis décidèrent de l’utiliser à leurs fins. Il leur fallait deux conditions pour élaborer leurs théories raciales. La première avait été fournie par le comte Joseph Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié en 1855. Il y démontrait que les Aryens avaient originellement constitué une race pure, blanche et blonde. Il pensait cependant, comme tout le monde à son époque, que ce peuple avait vécu en Asie. C’était la conséquence logique de la théorie qui faisait du sanskrit la langue-mère. La deuxième condition consistait à placer le foyer de ces Aryens en Allemagne. Cette idée fut émise par Ludwig Geiger en 1871 et imposée par Karl Penka entre 1883 et 1891.

Toujours à propos du Sanskrit comme langue mère de toutes les langues du monde (« connu » ou « civilisé») :

  • La parenté[11] entre les langues européennes et le sanskrit avait déjà été constatée dans le passé, mais les temps n’étaient pas mûrs, la découverte retombait dans l’oubli. Il en fut autrement lorsqu’en 1786, l’anglais Williams Jones signalait dans ses « Asiatic Researches » l’affinité structurelle qui existe entre le sanskrit, le grec, le latin, le « gothique » et le « celtique », ce faisant, il croyait pourvoir attribuer à l’idiome indien la précellence, « une structure admirable, plus parfaite que celle du grec, plus riche que celle du latin et plus exquise que celles de l’un comme l’autre ». La philosophie du temps accueillit favorablement ce jugement qui fut repris et amplifié par les frères Schlegel, les fondateurs de l’idéologie en Allemagne. Vers 1805, Schlegel écrivait que la langue indienne était plus ancienne que les langues grecque ou latine, sans parler de l’allemand ou du persan… l’indien se distingue, ajoutait-il, par la profondeur, la clarté, le calme et le tour philosophique ; il supposait aussi que l’indien était « la plus ancienne des langues dérivées », la plus proche, par conséquent, « de la langue primitive dont toutes les langues sont issues ». Dans le même ouvrage (Essai sur la langue et la philosophie des Indiens) il inventait le terme d’« Aryens » pour désigner les conquérants invincibles descendus de l’Himalaya pour coloniser et civiliser l’Europe. August Wilhelm Schlegel, reprenant une idée de Leibniz sur l’utilité de la philologie pour l’étude de l’origine des peuples, traitait également de « l’origine des hindous », et proclamait la supériorité de leur langue sur les langues sémitiques. À la même époque, le philosophe Schelling critiquait les imperfections de la Sainte Écriture qui, estimait-il, ne soutenait pas la comparaison « en contenu véritablement religieux » avec les livres sacrés indiens. « Ce fut alors une sorte d’enivrement, écrivait un siècle plus tard un historien du gobinisme, la civilisation moderne crut avoir retrouvé ses titres de famille, égarés depuis de longs siècles, et l’aryanisme naquit… »

Les Européens, et surtout la sphère allemande se créent une nouvelle histoire.

L’Himalaya qui est pour les théoriciens de la race aryenne le foyer du peuple originel européen uni par une langue unique le Sanskrit est aussi le toit du monde et bien sûr est comparable à la tour de Babel édifiée pour atteindre le ciel par un peuple soudé autour d’une même langue unique.

En digne « fille de Babel », la nation allemande, par l’héritage qu’il définit à partir du peuple originel de l’Himalaya et la langue mère, le Sanskrit, tentera d’imposer la puissance de son rocher tutélaire sur le monde dont les peuples seront soit asservis au peuple germanique soit exterminés.

Si les Juifs seront victimes des effets futurs de ces nationalismes européens, les Européens eux-mêmes paieront également un lourd prix à la fascination de ce rocher tutélaire au cœur du Rhin.

Ainsi Heine prédit à la fin de son cantique l’avenir des peuples européens et en particulier ceux de l’aire allemande sous l’influence de la Lorelei :

  • Mais le batelier dans sa barque
  • Est saisi d’un mal si poignant ;
  • Les écueils, et il ne les voit pas,
  • Il n’a d’yeux, là-haut que pour elle.
  • Dans les flots ont fini je crois
  • Par sombrer nef et nautonier ;
  • C’est elle qui les a noyés,
  • La Loreley, avec son chant.

Les guerres  se succéderont en Europe et au XXe siècle, les deux guerres mondiales en plus de l’extermination programmée des Juifs d’Europe généreront des dizaines de millions de morts en Europe.

Les crânes des descendants du peuple allemand qui se laissent séduire aux chants enchanteurs du pangermanisme, symbolisés par la Lorelei se fracasseront contre ce rocher tutélaire.

La conclusion de ce psaume fait à la fois écho au Cantique prémonitoire de Heine et à l’avenir de l’Europe centrée sur l’Allemagne :

  1. Souviens-toi, Seigneur, pour la perte des fils d’Édom, du jour (fatal) de Jérusalem, où ils disaient « Démolissez-la, démolissez-la, jusqu’en ses fondements ! »
    • Le long cheminement de l’antisémitisme européen moderne aura pour conclusion la Première Guerre mondiale, le nazisme avec les massacres de la Seconde Guerre mondiale. Les nazis essaieront d’effacer toute trace du judaïsme et des Juifs (les fondements de Jérusalem).
  2. Fille de Babel, vouée à la ruine, (…)
    • Le nazisme voulait vouer le monde à la race aryenne, assimilable en tant que nation européenne à une fille de Babel, Babel non plus à Babylone mais sur les hauts plateaux de l’Himalaya avec comme langue originelle universelle le Sanskrit. Comme la tour de Babel, l’édifice que veulent construire les pangermanistes est aussi voué à la ruine.
  1. (…) Heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait !
  2. Heureux qui saisira tes petits et les brisera contre le rocher !
    • Le résultat de cette aventure est la Shoah pour le peuple juif. Le psalmiste réclame vengeance. Le rocher auquel s’est fié le peuple allemand a déjà été un écueil meurtrier pour les peuples de la sphère allemande et pour l’Europe. Toutefois les destructions des deux dernières guerres mondiales ne sont pas suffisantes au psalmiste qui demande plus à la vue des temps utilisés.
  • Cette génération fait partie de la 3ème garde de la nuit (générations 99 à 147).
  • Elle est donc associée à une malédiction du Deutéronome (malédictions numérotées 50 à 147 en continuité avec celles du Lévitique).
  • En effet les 2ème et 3ème gardes de la nuit sont celles du long exil des Juifs hors de leur terre et sans Temple à Jérusalem et donc sans service du Temple (défini dans le Lévitique). Le Deutéronome est une « redite » des lois adaptée à l’exil puisque ne reprenant pas les lois associées au service du Temple.

Cette génération marque le début d’un vaste mouvement de réforme au sein des communautés juives européennes et en particulier dans la sphère allemande. Nombreux sont les Juifs qui iront jusqu’à la conversion pour essayer de devenir des citoyens à part entière des pays européens où ils vivent.

D’autres sans aller jusqu’à la conversion essaieront d’effacer toute trace de leur judaïsme ancestral également pour tenter d’être considérés comme égaux à ceux qui se prétendent indigènes de ces pays.

Dans les deux cas, ces réactions accroîtront encore plus la réaction de rejet des nations européennes.

Car si les Européens arrivaient à tolérer les Juifs en leur sein, ils ne pouvaient admettre que ceux-ci puissent être confondus avec eux-mêmes.

La plupart des Juifs européens ayant fait ces choix, en particulier dans la sphère allemande ne pourront réagir efficacement à la montée de l’antisémitisme : ne se considérant pas réellement comme juifs, ils ne pouvaient s’en prétendre victimes. Ainsi quand l’antisémitisme mena aux prémices de la solution finale, rien ne put empêcher celle-ci d’arriver, emportant avec elle, les Juifs de l’est qui pourtant étaient restés fidèles à l’alliance ancestrale.

Le compte à rebours de la catastrophe européenne est enclenché.

La génération 137 de la nuit est sous l’emprise de la malédiction 142 du Deutéronome:

  1. Ta vie sera en suspens face à toi.

Paul David

[1] II ROIS, Chapitre 25, versets 27 à 30.

[2] Extrait du site web de Larousse sur Heinrich Heine : http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Heine/123480

[3] Renée Neher-Bernheim : « Histoire juive de la Révolution à l’état d’Israël ». Citation de « Heinrich Heine, Rectifications, 15 avril 1849, traduction inédite d’André Neher. (p. 197,198)

[4] Maurice Ruben Hayoun : « Les Lumières de Cordoue à Berlin, volume 2 ». Chapitre : « La survie de judaïsme par la science ? Le Culturverein ». (p. 288).

[5] Enzo Traverso : « Les Juifs et l’Allemagne ». (p. 28)

[6] Heinrich Heine : « Livre des chants ». (Traduction de Nicole Taubes, édition Cerf). Recueil : « Le retour, chant 2 ». Écrit en 1823-1824 (p. 97-98).

[7] Renée Neher-Bernheim : « Histoire juive de la Révolution à l’état d’Israël ». (p. 168,169)

[8] Henri Heine : « De l’Allemagne ». Chapitre « De Kant à Hegel ». (p. 163)

[9] D’après Wikipédia.

[10] D’après Wikipédia, page « Aryens ».

[11] Léon Poliakov : « Histoire de l’antisémitisme , 2 – l’âge de la science ». (p. 164-165)